Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 16.djvu/441

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Les espadas ont un signe distinctif, c’est la mante écarlate ou pourpre qu’eux seuls peuvent porter, la muleta. Quand ils ont l’épée à la main, ils tiennent la muleta de la main gauche sur un petit bâton ; c’est avec ce pavillon couleur de sang qu’ils irritent le taureau et qu’ils trompent sa fureur. Le public connaît les figures de tous ces acteurs, surtout des espadas ; il les nomme quand ils passent. Les plus fameux aujourd’hui sont le Tato, Cùcharès et Cayetano ; je les ai vus tous trois fonctionner plusieurs fois.

Le cortège est terminé par des attelages de mules pimpantes, ornées de rubans et de sonnettes, et traînant une corde avec un crampon. Quand le combat sera fini, ces mules viendront chercher les cadavres des chevaux éventrés et le corps du noble taureau ; elles les emporteront au galop en les traînant sur le sable.

Et maintenant que je vous ai montré la troupe, je vous raconterai quelques-unes des scènes dont j’ai été spectateur.

Comme tout vrai drame, celui-ci ne serait pas complet, s’il y manquait l’élément comique. Cet élément y est représenté, je suis forcé de le dire, par l’agent de l’autorité, par l’alguazil. Habillé comme un huissier de comédie, tout en noir, et de plus avec un chapeau à plumes noires, il subit invariablement les huées et les sifflets du peuple. Le premier alguazil, à cheval, va demander au président la permission de commencer la course. Le président lui jette la clé du toril, qu’il reçoit, s’il peut, dans son chapeau, et qu’il va porter au gardien ; puis il se sauve au galop et criblé de sifflets.

Un des plus beaux momens du spectacle est l’entrée du taureau. Toute la troupe est disséminée dans l’arène ; trente mille regards enflammés sont fixés sur un seul point. La porte s’ouvre et fait passage à la magnifique bête comme à un torrent. Aveuglé par des flots de soleil, ébloui, épouvanté par les cris qui l’accueillent et par la vue de toutes ces têtes humaines, le taureau court à droite et à gauche en faisant des bonds d’une incroyable légèreté. Les chulos s’approchent de lui et agitent leurs capes devant ses yeux ; quand le taureau va se jeter sur eux, ils fuient devant lui en décrivant des courbes, puis ils arrivent ainsi jusqu’à la barrière. Ils posent le pied sur la marche et sautent de l’autre côté, pendant que le taureau, qui allait les toucher, donne des coups de corne furieux dans les capes et dans les planches. Rien n’égale l’élégance, la merveilleuse agilité de ces coureurs ; au moment où on les croit atteints, un simple demi-tour les met à l’abri. J’en ai vu un qui certainement allait être touché quand des spectateurs ont eu l’idée de jeter leurs chapeaux au taureau, qui s’est détourné pour se jeter sur cette autre proie. L’homme a été sauvé, et s’est empressé de remercier ceux qui l’avaient si heureusement dégagé.