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ci m’interpella plusieurs fois avec grossièreté sans que je perdisse patience. Je voyais bien qu’il cherchait bataille pour me forcer à décamper, et je me contentai de me moquer de lui, en lui disant de faire lui-même ses statuettes, et de montrer ses talens à la compagnie : en quoi je fus fort applaudi. En Italie, le plus bas peuple aime tout ce qui sent l’art. Mon concurrent fut bafoué et traité de stupide machine, tandis qu’on me décernait à grand bruit le titre d’artiste.

« Le méchant drôle imagina une grande noirceur pour se venger. Il laissa choir exprès deux ou trois mauvaises pièces de son étalage, et fit de grands cris pour appeler les gardes de police qui circulaient dans la foule. Dès qu’il eut réussi à les attirer, il prétendit que j’avais ameuté la populace contre lui, qu’on l’avait poussé, au grand détriment de sa fragile marchandise ; qu’il était un honnête homme, payant patente, et bien connu dans le pays, tandis que je n’étais qu’un vagabond sans aveu, et peut-être quelque chose de pis, qui sait ? peut-être le vil assassin du cardinal. C’est ainsi que l’on racontait déjà l’événement arrivé à Naples, et c’est moi que l’on désignait de la sorte à l’animadversion publique et aux agens de la police. Le peuple prit mon parti ; de nombreux témoins protestaient de mon innocence et de la leur propre. Personne n’avait heurté ou seulement touché l’étalage du mouleur. Le groupe qui m’entourait fit pacifiquement tête aux gardes, et s’ouvrit pour me laisser fuir.

« Mais s’il y avait là de braves gens, il y avait aussi des gredins ou des poltrons qui me désignèrent du doigt sans rien dire au moment où j’enfilais précipitamment une petite rue tortueuse. On me suivit ; j’avais de l’avance, mais je ne connaissais pas la localité, et, au lieu de gagner la campagne, je me trouvai sur une autre petite place, au milieu de laquelle une baraque de marionnettes absorbait l’attention d’un assez nombreux auditoire. Je m’étais à peine glissé dans cette petite foule, que je vis les gardes en faire le tour et y jeter des regards pénétrans. Je me faisais le plus petit possible, et j’affectais de prendre grand intérêt aux aventures de Polichinelle, pour ne pas étonner les voisins qui me coudoyaient, lorsqu’une idée lumineuse surgit dans ma tête surexcitée. Bien conseillé par le danger qui me presse, je m’insinue toujours plus avant dans le groupe compacte et inerte que les gardes s’efforçaient de percer. J’arrive ainsi à toucher la toile de la baraque ; je me baisse peu à peu ; tout à coup je me glisse sous cette toile comme un renard dans un terrier, et je me trouve blotti presque entre les jambes de l’operante ou recitante, c’est-à-dire de l’homme qui faisait mouvoir et parler les marionnettes. »

— … Vous savez ce que c’est, monsieur Goefle, qu’un théâtre de marionnettes ?