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trouver, et là, privé des soins les plus élémentaires, j’envisageai plus d’une fois l’éventualité d’y rester, faute de pouvoir me relever et reprendre ma course. — Eh bien ! croiriez-vous, monsieur Goefle, que, dans cette situation désespérée, j’éprouvais par momens des bouffées de joie, comme si, en dépit de tout, je savourais l’aurore de ma liberté reconquise ? L’air, le mouvement, l’absence de contrainte, la vue des campagnes dont je pouvais maintenant espérer de franchir les horizons sans limites, tout, jusqu’à la rudesse de ma couche sur le rocher, me rappelait les projets et les aspirations du temps où j’avais réellement vécu.

« Enfin j’approchais sans accident de la frontière des états du pape, et comme je n’avais pas suivi la route de Rome, j’avais tout lieu d’espérer que, grâce à un détour dans les montagnes, je n’avais été signalé et suivi par aucun espion. Je m’arrêtai dans un village pour vendre ma marchandise, car il faut vous dire qu’ayant horreur de mendier, et me sentant irrité par les refus au point d’être tenté de battre les gens qui me renvoyaient brutalement, j’avais imaginé de me faire marchand.

— Marchand de quoi donc, dit M. Goefle, puisque vous n’aviez pas une obole ?

— Sans doute, mais j’avais sur moi, au moment de ma fuite, un canif qui fut mon gagne-pain. Quoique je n’eusse jamais fait de sculpture, je connaissais assez bien les lois du dessin, et un jour, ayant rencontré sur ma route une roche très blanche et très tendre, j’eus l’idée d’en prendre une douzaine de fragmens que je dégrossis sur place, et qu’ensuite je taillai dans mes momens de repos en figurines de madones et d’angelots de la dimension d’un doigt de haut. Cette pierre ou plutôt cette craie étant fort légère, je pus me charger ainsi d’une cinquantaine de ces petits objets que je vendais, en passant dans les fermes et dans les maisons de paysans, pour cinq ou six baïoques pièce. C’était à coup sûr tout ce qu’elles valaient, et pour moi c’était du pain.

« Cette industrie m’ayant réussi pendant deux jours, j’espérais, en voyant que c’était jour de marché dans ce village, pouvoir me débarrasser sans danger de mon fonds de commerce ; mais, comme je trouvais peu de chalands à cause de la concurrence que me faisait un Piémontais porteur d’un grand étalage de plâtres moulés, j’imaginai de m’asseoir par terre et de me mettre à travailler ma pierre avec mon canif à la vue de la population, bientôt rassemblée autour de moi. Dès lors j’eus le plus grand succès. La promptitude et probablement la naïveté de mon travail charmèrent l’assistance, et ces bonnes gens se livrèrent autour de moi, les femmes et les enfans surtout, à des démonstrations d’étonnement et de plaisir qui me firent du mouleur piémontais un rival jaloux et irrité. Celui-