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autorisation, que Venise n’eût jamais accordée, qu’il envoya sa flotille contre les chrétiens de Nivitza-Bouba et de Saint-Basile, établis dans la chaîne maritime des Monts-Acrocérauniens. Ceux-ci célébraient la nuit de Pâques, la plus grande solennité de l’église orthodoxe. On venait de chanter Αὐτὴ ἡ ἡμέρα ἢν ἐποίησεν ὁ Κύριος (Autê hê hêmera ên epoiêsen ho Kurios) (voici le jour que le Seigneur a fait), lorsque les soldats d’Ali enfoncèrent les portes des temples de Jésus-Christ, et se précipitèrent sur une foule sans défense. Le terrible Jousouf l’Arabe, sicaire dévoué du pacha, n’épargna ni les femmes, ni les enfans. Le jour ne parut que pour éclairer de nouvelles horreurs. Une famille entière de quatorze personnes fut pendue à « l’olivier des martyrs. » D’autres furent mis en pièces ou brûlés vifs. Six mille personnes périrent dans cette Saint-Barthélemy musulmane, que la Sublime-Porte daigna considérer comme un brillant fait d’armes, et qui mérita au pacha le titre d’arslan (lion).

On se figure sans peine l’impression, que ce drame sinistre produisit dans les Iles-Ioniennes. La popularité des Français ne pouvait résister à une pareille épreuve. Chacun comparait la folle confiance des représentans de la république avec la prudence consommée des provéditeurs. On se demandait si la France avait pris leur place pour achever la ruine des chrétiens de l’Albanie, et pour servir la politique d’un monstre de perfidie et de cruauté. La vivacité méridionale avait peine à faire la part de l’inexpérience et de l’étourderie gauloises. Les Orthodoxes zélés profitaient de ces funestes événemens pour blâmer énergiquement le dédain que les représentans du directoire affichaient pour toutes les pratiques du culte chrétien. Ils répétaient que des hommes qui traitaient Jésus-Christ lui-même avec une audacieuse ironie finiraient par dépouiller les églises, et que le sanctuaire de Saint-Spiridion n’échapperait point à leur rapacité. On était tellement habitué à entendre les Vénitiens parler avec le plus profond respect de la Vierge et des saints, que le scepticisme turbulent des nouveaux maîtres et leurs liaisons avec Ali étaient de nature à exciter une vive irritation dans les Sept-Iles.

Les Français, indignés de la perfidie du pacha de Janina, essayèrent de se rapprocher des chrétiens. D’ailleurs une armée de la république, débarquée en Égypte, s’efforçait d’en chasser les musulmans. Aussi les autorités de Corfou se mirent-elles en relations avec les montagnards de Souli, ces invincibles adversaires de l’islamisme dans l’Albanie méridionale. On leur fit passer quatre mille cocardes tricolores, et les Français entendirent chanter avec plaisir l’hymne de Rhigas : Δεῦτε, παῖδες τῶν Ἑλλήνων (Deute, paides tôn Hellênôn) (levez-vous, enfans des Grecs), qui n’était guère qu’une imitation de leur Marseillaise. Ali était trop habile pour s’apercevoir de ces manifestations hostiles. En partant pour la Bulgarie, il disait au capitaine