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le souvenir de mes parens et la crainte de devenir indigne du nom qu’ils m’avaient laissé, car je dois vous dire que, par son testament, mon père adoptif m’avait intimé l’ordre de m’appeler Cristiano Goffredi, et c’est sous ce nom que j’étais connu à Naples. C’était une excellente recommandation pour moi que ce nom honorable auprès des personnes graves et sensées ; mais j’oubliai trop vite que ce nom roturier devait m’imposer une grande prudence et une grande réserve dans mes rapports avec la jeunesse titrée que je coudoyais chez le cardinal. Je me laissai aller aux prévenances de l’intimité. On me savait gré de n’avoir ni la gaucherie ni l’austérité d’un pédagogue de profession. On m’invitait, on m’entraînait. J’étais de toutes les parties de plaisir de la plus brillante jeunesse.

« Le cardinal me félicitait de savoir concilier les soupers, les bals et les veilles avec l’exactitude et la lucidité que j’apportais toujours à l’enseignement de son neveu ; mais moi, je voyais bien et je sentais bien que je ne cultivais plus assez mon intelligence, que je m’arrêtais en route, que je m’habituais insensiblement à n’être qu’un beau parleur et un talent creux, que je tournais trop au comédien de société et au poète de salon, que je ne faisais sur mon traitement aucune économie en vue de ma liberté et de ma dignité futures, que j’avais trop de beau linge sur le corps et pas assez de poids dans la cervelle, enfin que je m’étais laissé prendre entre deux lignes parallèles, le désordre et la nullité, et que je risquais fort de n’en jamais sortir.

« Ces réflexions, que je chassais le plus souvent, me rendaient cependant parfois très soucieux. Au fond, ces plaisirs, qui m’enivraient, ne m’amusaient pas. J’avais connu chez mes parens et avec eux de plus nobles jouissances et des amusemens plus réels. Je me retraçais tous les souvenirs de ces charmantes promenades que nous avions faites ensemble, avec un but sérieux qui trouvait toujours des satisfactions pures, et, dans l’activité fiévreuse de ma nouvelle vie, je me sentais languir et retomber sur moi-même, comme au sein d’une accablante oisiveté. Je me mettais à rêver la grande existence des lointaines excursions, et je me demandais, en voyant ma bourse constamment à sec, si je n’eusse pas mieux fait de consacrer à la satisfaction de mes véritables goûts physiques et de mes véritables besoins intellectuels le fruit de mon travail, gaspillé en divertissemens qui laissaient mon corps accablé et mon âme vide. Puis je me sentais tout à coup étranger à ce monde léger, à cette société asservie, à ce climat énervant, à cette population paresseuse, enfin à tout ce milieu où je ne tenais point par les racines vitales de la famille. Je me sentais à la fois plus actif et plus recueilli. Je pensais aussi, malgré mes vingt-trois ans et ma misère, à me ma-