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Schalouchine qui vient encore pour sa libération ! Eh bien ! mon cher, tu as tort de m’offrir 200,000 roubles dont je n’ai que faire : trouve-moi des huîtres pour mon déjeûner d’aujourd’hui, et je te donne la liberté ! » S’inclinant profondément, M. Schalouchine remercia le comte de cette grâce, et lui annonça que les huîtres étaient dans l’antichambre. Bientôt, aux bruyans applaudissemens des assistans, il fit rouler lui-même dans la salle le tonnelet, et le comte signa l’acte d’affranchissement sur le couvercle du bienheureux baril ; puis, abordant l’affranchi avec les mots de vous et de monsieur, il lui dit : « Maintenant, monsieur Schalouchine, veuillez prendre place et déjeuner avec nous ! » Grâce à la libération conquise au moyen d’huîtres fraîches, le serf était devenu un homme !

S’il est quelques grands seigneurs, comme le comte Scheremetief, qui se contentent de conserver un droit nominal de propriété sur un serf millionnaire, combien ne rencontre-t-on pas aussi de maîtres avides et impitoyables qui pressurent de la manière la plus odieuse les malheureux que la naissance servile a soumis à leur pouvoir arbitraire ! Quelle entrave pour le développement de la production et quel outrage pour l’humanité ! — Sans doute on trouve des serfs qui jouissent d’une prospérité remarquable. L’étranger qui arrive un dimanche dans quelque village appartenant à un grand seigneur des gouvernemens de Jaroslav ou de Vladimir croit rêver en voyant ces esclaves se promener dans de beaux habits bleus, avec leurs femmes vêtues d’étoffes de damas et de brocard ; mais ce spectacle ne saurait effacer les nombreux et révoltans abus du pouvoir seigneurial. Il ne saurait faire oublier, par exemple, les paysans de la Russie-Blanche (Vitepsk-Mohilev), qui sont si misérables qu’ils excitent la pitié des serfs russes eux-mêmes. Les propriétaires les cèdent par centaines et par milliers à des industriels qui entreprennent de tous côtés des travaux de terrassement. Le propriétaire touche le prix convenu, et l’entrepreneur s’oblige à les nourrir en route et pendant la durée des travaux. Ils s’estiment heureux quand ils sont à peu près vêtus et qu’ils n’ont pas faim.

Sans parler de l’esclavage de la fabrique et de la manufacture, nous croyons avoir suffisamment montré que les nécessités morales, non moins puissantes que les considérations économiques, prescrivent impérieusement de mettre un terme à un régime qui peut enfanter d’aussi tristes iniquités. Le bien-être d’une portion des paysans asservis, loin d’offrir un argument aux adversaires de l’émancipation, proteste contre l’anomalie qui soumet au pouvoir arbitraire d’autrui des intelligences assez développées pour avoir su vaincre de pareils obstacles. Certes on ne saurait invoquer l’indifférence des serfs pour le bienfait de l’affranchissement. Ceux qui souffrent