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Que le seigneur juste et bienveillant vienne à mourir, les tuteurs des enfans ne manqueront pas de s’emparer de la fortune de malheureux qui ne peuvent légalement rien acquérir pour eux-mêmes. M. Tourguenef en cite des preuves, et notamment un fait des plus curieux. Un paysan, serf du même comte Scheremetief, était devenu riche négociant à Moscou ; il mourut en laissant une somme de 150,000 roubles, déposée au lombard. Ses enfans, qu’il avait réussi à racheter du servage, réclamèrent l’héritage de leur père ; les 150,000 roubles furent néanmoins adjugés au maître, le capital devant suivre le sort de celui qui n’était pas libre lui-même.

L’immense richesse du vieux comte Scheremetief était de notoriété publique, aussi bien que l’humeur capricieuse qui lui faisait refuser les sommes les plus importantes offertes par des serfs opulens pour leur libération. Il fallait un événement extraordinaire pour qu’il se départît de cette règle. Il consentit, un jour qu’il était pressé d’argent, à vendre, moyennant 800,000 roubles, la liberté d’un de ses paysans, devenu l’un des premiers fabricans de Moscou, et qu’on disait posséder 5 millions. Toutefois il se montrait rarement d’aussi bonne composition. M. Schalouchine (père du banquier actuellement établi à Riga) était, il n’y a pas très longtemps encore, serf du comte Scheremetief ; il était marchand de première guilde et fort riche. Il offrit pour sa liberté 200,000 roubles en assignats (220,000 francs), et ne put l’obtenir à ce prix malgré ses instances. Il faisait pourtant valoir une raison grave : son état de servage rendait impossible l’établissement de ses fils, qu’aucun bourgeois de Riga ne voulait accepter pour gendres. Refusant la somme qu’offrait M. Schalouchine, le comte Scheremetief se contentait de prélever annuellement un modique obrok de 25 roubles en assignats, croyant de sa dignité de ne pas imposer le riche marchand de Riga plus fort que ses autres serfs, mais sans consentir à le libérer. C’est à un hasard assez étrange que M. Schalouchine dut son affranchissement. Après deux voyages qu’il avait faits en hiver sans pouvoir obtenir la libération que son maître lui refusait toujours, M. Schalouchine revint encore à Saint-Pétersbourg au mois de mars. Il avait reçu, le jour même de son départ, un envoi d’huîtres, et il en emporta un tonnelet pour le comte. Arrivé à Saint-Pétersbourg, il se rend immédiatement chez son maître, qu’il trouve entouré de plusieurs de ses amis, réunis autour d’un déjeuner splendide auquel il ne manquait rien… que des huîtres. Le comte était occupé à gronder son maître d’hôtel, qui s’excusait en assurant que dans tout Pétersbourg il n’y en avait pas, et que celles qui avaient été servies la veille chez M. *** avaient été commandées exprès et envoyées par la poste. À la vue du serf millionnaire qui survint en ce moment, le comte s’écria : « Voilà