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vieux D…, le village de B… était florissant, et que ses paysans passaient pour aisés et même pour riches. Il est vrai qu’alors M. D…, avec un bien de cent cinquante-six urnes, n’avait que 5 ou 6,000 roubles de rente, tandis que Mlle D… d’Orel avait eu le talent d’extorquer des vingt-sept personnes qui formaient sa part 3,100 roubles, car les seize hommes lui payaient 2,400 roubles, et les onze femmes 700 roubles, ce qui relativement est encore plus exorbitant, vu la modicité des gages que reçoivent les servantes en Russie. « On a voulu m’expliquer l’obrok de ces femmes par des suppositions tellement infamantes, que j’ai refusé de les admettre. Il est probable en effet qu’en ce qui regarde Mlle D…, elles n’étaient que des calomnies. Cependant je dois certifier que, six ans plus tard, j’ai pu me convaincre qu’à Rostof Mme G…, veuve d’un médecin, s’adonnait à une spéculation de ce genre, en employant les traitemens les plus rudes contre les malheureuses qui voulaient se soustraire à la honte. Il est vrai que Mme G… n’avait eu en partage que deux familles, en tout quatre hommes, deux femmes et six filles ! »


Que pourrait-on ajouter à ce tableau d’une éloquente tristesse ? Il parle plus haut que ne le feraient les déductions les plus vigoureuses pour faire comprendre toute l’urgence de l’œuvre que l’empereur Alexandre II tiendra sans doute à honneur de mener à bonne fin. La possibilité d’actes aussi odieux suffirait pour légitimer une réforme radicale.

M. Tourguenef peut, en thèse générale, avoir raison quand il s’agit d’opulens personnages : les propriétaires de serfs ne leur demandent pas un tribut proportionné à la richesse que ceux-ci ont pu acquérir. Pourquoi donc ces serfs ne se rachètent-ils pas ? Parce que le maître refuse souvent l’émancipation, même au poids de l’or. M. Tourguenef[1] raconte qu’un de ses amis, voyageant dans l’intérieur de la Russie, s’arrêta, pour y passer la nuit, dans un village appartenant au comte Scheremetief. Un des notables de l’endroit, possesseur d’une maison en briques à deux étages, chose rare dans un village russe ! lui offrit l’hospitalité, en faisant servir un bon souper où ne manquait pas le champagne. Le salon était meublé en acajou ; on y voyait le portrait du comte. Comme on disait au propriétaire de la maison qu’il devait bien aimer un maître dont la bonté lui avait permis de s’élever à une pareille prospérité, le paysan répondit avec tristesse : « Sans doute, c’est un si brave homme ; mais je lui donnerais volontiers et ma maison et le reste de ma fortune, qui monte à 600,000 roubles, s’il voulait seulement me donner la liberté. » Le comte n’eût jamais admis l’idée de s’approprier les biens de ses serfs enrichis. Rien ne prouve mieux cependant combien est fragile l’appui de la volonté humaine, livrée non-seulement à l’entraînement des caprices, mais encore aux lois de notre destinée.

  1. Tome II, p. 127.