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gaiement que possible, et voilà que je n’ai pas su effleurer le côté douloureux de mes souvenirs ! Je vous en demande pardon, monsieur Goefle ; je vous ai attristé, et je ferais aussi bien de vous dire tout simplement que la pauvre Sofia n’est plus.

— Sans doute, puisque vous voilà ici. Je vois bien que vous ne l’eussiez jamais quittée ; mais connut-elle la misère avant de mourir ? Je veux tout savoir.

— Grâce au ciel, elle ne manqua jamais de rien. Je ne sais ce qui fût advenu si, toute la fortune mangée, il m’eût fallu la quitter pour lui gagner de quoi vivre ; mais ce n’est pas de cela que je m’inquiétais, car je la voyais, malgré son air calme, dépérir rapidement.

« … Au bout d’environ deux ans, elle me prit la main un soir que nous étions assis en silence au bord du lac : — Cristiano, me dit-elle avec un son de voix extraordinaire, je crois que j’ai la fièvre ; tâte-moi le pouls et dis-moi ce que tu en penses ? — C’était la première fois, depuis son malheur, qu’elle s’occupait de sa santé. Je sentis qu’elle avait une fièvre violente. Je la fis rentrer, j’appelai son médecin. — Elle est fort mal en effet, me dit-il ; mais qui sait si ce n’est pas une crise favorable qui s’opère ? Depuis son malheur, elle n’avait pas eu la fièvre.

« Je n’espérais pas. Ma mère tomba dans une profonde somnolence. Aucun remède n’opéra le moindre effet : elle s’éteignait visiblement. Quelques instans avant de mourir, elle parut retrouver des forces et s’éveiller d’un long rêve. Elle me pria de la soulever dans mes bras et me dit à l’oreille d’une voix éteinte : — Je te bénis, Cristiano ! tu es mon sauveur ; je crois que j’ai été folle, je t’ai tourmenté ; Silvio me l’a reproché tout à l’heure. Je viens de le voir là, et il m’a dit de me lever, de marcher et de le suivre. Aide-moi à sortir de ce tombeau où j’avais la manie de m’enfermer… Viens !… le navire met à la voile… partons !… — Elle fit un suprême effort pour se soulever, et retomba morte dans mes bras.

« Je ne sais trop ce qui se passa pendant plusieurs jours ; il me parut que je n’avais plus rien à faire dans la vie, puisque je n’avais plus que moi-même à garder.

« Je réunis dans la même tombe les restes de mes parens bien-aimés, j’y fis poser la plus simple et la plus blanche de toutes les pierres tumulaires amoncelées dans notre habitation ; j’y gravai moi-même leurs noms chéris sans autre épitaphe. Vous pensez bien, hélas ! que j’avais pris en horreur toutes les formules et tous les emblèmes. Quand je rentrai dans la maison, on vint me dire qu’elle n’était pas à moi, mais aux créanciers. Je le savais ; j’étais si bien préparé d’avance à quitter cette chère petite retraite, que j’avais déjà fait machinalement mon paquet en même temps que l’ense-