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esprit calme et impartial puisera dans leurs écrits la conviction qui anime M. Tourguenef.

Et quod nunc ratio est, impetus ante fuit.

À côté du servage vient se placer en Russie une institution qui contribue à la dégradation morale de l’homme et à la mauvaise exploitation du sol : c’est le communisme rural, auquel les paysans se trouvent généralement assujettis. M. de Haxthausen a visité ce pays pour étudier les procédés de l’agriculture. « Il ne cherchait, dit M. Michelet dans son pittoresque langage, que la terre et les choses de la terre, et il a trouvé l’homme, il a découvert la Russie Sa patiente enquête nous a plus éclairés que tous les livres antérieurs mis ensemble[1]. » On peut trouver une certaine exagération dans ces paroles. Nous sommes loin de penser que jusqu’en 1847 la Russie, la vraie Russie, la Russie populaire, ne fût guère plus connue que l’Amérique avant Christophe Colomb ; nous croyons aussi que beaucoup des assertions émises par M. de Haxthausen sont sujettes à contrôle. Cependant le témoignage d’un observateur recommandé par l’empereur, conduit par les autorités, par les grands propriétaires, et disposé à tout approuver, devient d’un poids considérable quand il retrace le tableau fidèle de ce qu’il a vu et constaté. Or M. de Haxthausen a vu, il a constaté les effets d’un communisme pratique qui partage avec le communisme savant le prétendu mérite exalté par l’utopie, de dénier le droit de propriété du sol. Ce communisme toutefois, ainsi que le fait remarquer un écrivain plein de sagacité[2], est le produit d’une organisation oppressive. Si le paysan russe ne devient pas propriétaire, ce n’est point parce qu’il ne le veut pas, mais parce qu’il ne le peut pas.

Une pratique séculaire vient confirmer dans l’empire russe les leçons fournies par l’éclatant avortement des improvisations communistes du Nouveau-Monde. Le communisme n’est qu’une des formes de la servitude ; l’homme ne s’appartient plus : en lui déniant le droit de propriété, dans lequel son individualité se dessine en traits vigoureux, on met obstacle à ce que le présent se projette sur l’avenir ; on brise l’unité de l’œuvre humaine, qui se continue à l’aide des générations reliées les unes aux autres par l’énergique ciment de la famille, et qui présente comme le reflet matériel de l’immortalité de l’âme. Au, lieu d’étendre l’horizon et de susciter les longues pensées, le régime communiste nuit à l’activité des unités vivantes, que domine un matérialisme étroit et grossier ; il énerve

  1. Légendes du Nord, p. 86.
  2. L’auteur anonyme du livre remarquable publié en langue polonaise : la Russie et l’Europe, la Pologne (Rossya i Europa,Polska).