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dans des crises épouvantables ; avec moi, elle n’eut pas un seul accès de fureur ou de désespoir. Elle m’entretenait sans cesse non de son mari, — il semblait qu’elle n’en eût pas conservé le moindre souvenir particulier, et qu’il fût devenu pour elle un être de raison qu’elle n’avait jamais vu, — mais de l’épitaphe, des emblèmes, des statues dont elle voulait décorer sa tombe.

« Elle me fit bien dessiner deux ou trois milliers de projets ; le dernier lui plaisait toujours pendant une ou deux heures, après quoi il fallait tout changer comme indigne de la mémoire du mage, c’est ainsi qu’elle appelait son cher défunt. Aucun emblème ne répondait à ses idées abstraites et confuses : absorbée dans de profondes méditations, elle venait m’ôter des mains le crayon qu’elle m’y avait mis, et me faisait recommencer, sous prétexte de modification légère, un sujet tout opposé. Vous pensez bien que, la plupart du temps, ces sujets étaient irréalisables, et ne présentaient aucun sens. Comme elle s’inquiétait et s’agitait quand j’y changeais quelque chose, je pris le parti de lui obéir consciencieusement. J’ai eu des cartons pleins de compositions bizarres qui suffiraient à rendre fou quiconque voudrait se les expliquer.

« Quand elle avait passé ainsi plusieurs heures, elle m’emmenait voir les essais en marbre qu’elle avait commandés à tous les statuaires du pays. Il y en avait plein la cour et plein le jardin, et aucun ne lui convenait dès qu’elle le voyait exécuté.

« Une autre préoccupation, que je dus et voulus satisfaire à tout prix, ce fut la matière à employer pour ce monument imaginaire. Elle fit venir des échantillons de tous les marbres et de tous les métaux connus ; on exécuta des maquettes de sculpture et de fonderie en si grande quantité que la maison ne pouvait plus les contenir. Il y en avait jusque sur les lits, et les voyageurs, prenant notre maison pour un musée, venaient la visiter et nous demander l’explication des sujets bizarres qu’ils voyaient représentés. La pauvre Sofia se plaisait à les recevoir et à leur expliquer ses idées. Ils s’éloignaient alors, peinés et attristés d’être venus là, quelques-uns riant et haussant les épaules. Les misérables ! leur ironie me faisait l’effet d’un crime.

« Cependant nos ressources s’épuisaient. M. Goffredi avait laissé à sa femme l’entière jouissance de sa petite fortune, dont je devais hériter un jour. Un conseil de famille s’assembla, autant dans mon intérêt, disait-on, que pour se conformer aux intentions de mon père à mon égard. Un avocat décida qu’il fallait faire prononcer l’interdiction de la pauvre Sofia, faire défense aux artistes, fondeurs, praticiens et fournisseurs de matières coûteuses, de lui rien livrer, et aviser, quant à elle, à la faire entrer dans une maison d’aliénés,