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choses change ; les institutions, nées des rapports que crée la nature des choses, doivent changer avec elle. L’émancipation des paysans s’est accomplie depuis un demi-siècle en Prusse, et dans des temps plus rapprochés en Autriche, sous la pression de nécessités analogues.

Par suite de la destinée que lui ont faite les partages, l’ancienne Pologne a vu appliquer dans ses diverses provinces les réformes successives qui ont marqué autour d’elle les étapes de la liberté. Le duché de Varsovie, devenu depuis royaume de Pologne, a vu abolir le servage lors de la promulgation du code civil français ; la Prusse a introduit dans le duché de Posen la régularisation des rapports entre le seigneur et le paysan, afin de supprimer la corvée. L’Autriche, agissant d’une manière plus révolutionnaire, a doté le paysan de la Galicie de la propriété des terres enlevées au régime patrimonial. Enfin, dans les provinces réunies à l’empire, la Russie a fait appliquer des règles qui visaient à créer une sorte de régime intermédiaire entre la servitude complète et la liberté. Aujourd’hui encore c’est de ces provinces qu’est sorti le vœu de la réforme définitive. Le rescrit impérial du 20 novembre (2 décembre) 1857[1], qui forme le point de départ du projet relatif à l’abolition du servage, est adressé au gouverneur militaire de Wilna, gouverneur-général de Grodno et de Kovno. Il constate que les comités spéciaux institués dans les gouvernemens de Wilna, Kovno et Grodno, et composés des maréchaux de la noblesse et de quelques autres propriétaires de cette partie du grand-duché de Lithuanie, ont témoigné de leurs intentions généreuses en ce qui touche l’affranchissement des paysans[2].

Pour bien comprendre l’étendue et les résultats de la réforme projetée, il importe de connaître les différentes situations qu’il s’agit de régler. La position est loin d’être identique dans les diverses provinces du vaste empire de Russie ; elle emprunte un caractère particulier aux traditions de chacune des grandes fractions du territoire, et présente surtout des traits distincts dans les anciennes provinces polonaises. Quant au royaume de Pologne, qu’on est trop porté à englober dans le même ensemble d’institutions, la situation est tout autre : il ne s’agit point d’y supprimer le servage, car celui-ci a disparu au commencement du siècle, mais de faciliter la substitution d’un régime de redevance en argent au régime de redevance en travail, qui s’y est en majeure partie maintenu, de généraliser le contrat de censive et de bail à ferme, et de procurer aux paysans les moyens d’acquérir la propriété.

  1. La Russie, on le sait, a conservé le calendrier julien (vieux style), qui se trouve maintenant en arrière de douze jours sur le calendrier grégorien.
  2. Dans son n° de janvier 1858, le recueil publié en langue russe sous le titre de la Cloche (Kolokol) reproche à la noblesse de Russie de s’être laissé enlever par la noblesse lithuanienne l’honneur de cette initiative.