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ses habitans et la masse de ses ressources. Sans doute l’immigration joue un grand rôle dans ce mouvement si rapide, mais l’empressement des immigrans s’explique, tout aussi bien que l’accroissement de la population indigène, par l’influence de la liberté.

La population russe est relativement faible ; disséminée, éparpillée sur un immense territoire, elle ne s’accroît que lentement alors que la nature des choses semble l’inviter à un rapide développement. Nous venons de dire quel était l’élément du merveilleux progrès réalisé aux États-Unis, — la liberté. Il n’est pas plus difficile de signaler dans la servitude l’obstacle contre lequel vient se heurter la puissance de la Russie[1]. Que cet obstacle disparaisse, et le mouvement de progression ne manquera pas de se prononcer d’une manière rapide, car il lui reste un long trajet à parcourir avant que le nombre des habitans se soit mis en équilibre avec les ressources du sol. — : La puissance naturelle d’accroissement de la Russie est énorme, les renseignemens fournis à ce sujet par M. de Haxthausen méritent d’être étudiés avec soin ; mais ce voyageur n’a pas suffisamment sondé les deux causes principales qui s’opposent à la grandeur normale de l’empire, ces deux causes signalées avec un patriotisme éclairé par M. Tourguenef : l’esclavage et la Pologne, — en d’autres termes, l’absence de liberté et de justice. — L’épanouissement régulier des forces vitales de la Russie exige que ces causes de faiblesse disparaissent ; envisagé ainsi, il devient moins menaçant pour le monde civilisé, car il a pour condition première la transformation complète de l’idée dominante. Un mécanisme morne, qui dessèche les ressources matérielles en étouffant le sentiment moral, doit faire place à l’activité de l’esprit, et ce corps colossal doit enfin posséder une âme. La Russie comprendra alors qu’il lui faut des siècles pour se conquérir elle-même.

Dès ce moment toutefois, cette laborieuse réforme semble commencée. La question de la servitude se trouve mise à l’ordre du jour par les mesures récentes du gouvernement impérial, et il y a lieu de penser que les projets conçus aboutiront enfin à un résultat, car ils sont inspirés par la nécessité. Tandis que, fatiguée de luttes et oublieuse du passé, l’Europe occidentale s’est prise à douter de la liberté, l’Europe orientale entre dans la voie de l’émancipation, non par enthousiasme, mais par calcul ; elle profite de l’expérience acquise. La guerre de Crimée a complété l’enseignement : elle a

  1. « D’où vient que les progrès de l’Amérique septentrionale en richesse, en population, en industrie, sont bien plus rapides que ceux de la Russie, tandis qu’il y a tant d’analogie dans la situation de ces deux pays, et que la Russie jouit en outre de l’avantage d’être immédiatement en contact avec les pays du monde les plus riches ou les plus civilisés ? Peut-on assigner une autre cause que celle que nous venons d’indiquer ? » Storch, Cours d’économie politique, t. III, 169.