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tous les trois en offrant de venir avec nous, et la proposition fut accueillie avec enthousiasme. On fit donc les préparatifs du départ comme ceux d’une fête. Hélas ! tout nous souriait ! La Sofia (vous savez que chez nous le ou la est un superlatif d’admiration et non un terme de mépris) avait l’habitude des longues courses. À la campagne, elle nous suivait partout. Active, courageuse, exaltée, elle ne fut jamais pour nous un embarras. Si nous nous sentions quelquefois las et abattus, elle relevait nos esprits et nous charmait par la gaieté ou l’énergie de son caractère. Elle était encore jeune et forte, et sa laideur disparaissait derrière son angélique sourire de tendresse et de bonté. Son mari la chérissait avec enthousiasme, et quant à elle, il lui était impossible d’admettre que Silvio Goffredi ne fût pas un demi-dieu, en dépit de sa maigreur, de son dos prématurément voûté et de ses distractions fabuleuses. Quelle âme pure et généreuse d’ailleurs dans ce corps fragile et sous ces dehors irrésolus et timides ! Son désintéressement était admirable. Le travail auquel il sacrifiait son emploi et ses habitudes en était la preuve. Il savait bien que de tels ouvrages coûtent plus qu’ils ne rapportent, en Italie surtout, et il ne comptait pas sur le sien pour augmenter sa fortune ; mais c’était sa gloire, le but et le rêve de toute sa vie.

« Ma pauvre mère était la plus impatiente de partir. Elle sentait une confiance absolue dans la destinée. Il fut décidé que nous commencerions par visiter les îles de l’Archipel.

« Permettez-moi de passer rapidement sur ce qui va suivre ; le souvenir en est déchirant pour moi. En traversant une partie de l’Apennin à pied, mon pauvre père se heurta contre un rocher et se blessa légèrement à la jambe. Malgré nos supplications, il négligea la plaie et continua de marcher les jours suivans. Il faisait une chaleur écrasante. Quand nous arrivâmes au bord de l’Adriatique, où nous devions nous embarquer, il fut forcé de prendre quelques jours de repos, et nous obtînmes qu’il se laissât visiter par un chirurgien. Quelle fut notre épouvante lorsque la gangrène fut constatée ! Nous étions dans un village, loin de tout secours intelligent. Ce chirurgien de campagne, qui ressemblait à une sorte de barbier, parlait tranquillement de couper la jambe. L’eût-il sauvé ou tué plus vite ? En proie à d’horribles perplexités, ma mère et moi, nous ne savions que résoudre. Mon père, avec un courage héroïque, demandait l’amputation, et prétendait faire le tour du monde avec une jambe de bois. Nous n’osions le livrer au scalpel d’un boucher. Je pris le parti de courir à Venise : nous n’en étions qu’à cinquante lieues. Je pris un cheval que je laissai fourbu le soir, pour en acheter un autre à la hâte et continuer ma course. J’arrivai rompu, mais vivant. Je m’adressai à un des premiers hommes de l’art ; je le décidai à me