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cupations personnelles, je veux vous régaler de mon hallucination, qui est pour le moins aussi bizarre que la vôtre.

« Sachez donc, mon cher ami, que pas plus loin qu’hier soir et le lieu où nous voici, je m’étais oublié dans la chambre à côté, à étudier un procès assez intéressant, pendant que mon petit laquais, après beaucoup de façons, daignait enfin dormir. Je comptais prendre patience un quart d’heure auprès de lui, car j’avais faim et je ne savais pas que cette table fût servie ; mais le démon de l’étude, grâce auquel il n’y a point de sots métiers, même celui d’avocat, m’emporta si loin que j’oubliai tout, et que mon pauvre estomac fut forcé de me crier aux oreilles qu’il était onze heures du soir.

« En effet, je regardai à ma montre, il était onze heures. Que voulez-vous ? je suis habitué aux soins de ma gouvernante, qui m’avertit des heures de mes repas, et je ne me souvenais plus que, dans ce taudis confié à la garde du lunatique Ulphilas, je ne serais averti de rien. Quant à Nils, je vous l’ai dit, c’est un domestique que Gertrude m’a donné pour m’enseigner le métier de valet de chambre. Donc, voyant que depuis sept grandes heures j’étais à jeun, je me lève, je prends le flambeau, je passe dans cette salle, je m’approche de cette table, j’y trouve les mets apportés par vous, et attribuant à Ulphilas ce tardif bienfait, je me livre avec une sorte de voracité à la satisfaction de mon appétit.

« Vous savez déjà, mon cher Christian, que cette masure est réputée hantée par le diable, — c’est du moins l’opinion des orthodoxes du pays, — par la raison qu’elle a servi, dit-on, récemment de chapelle à une dame catholique, la baronne Hilda, veuve d’Adelstan, le frère aîné…

— Du baron Olaüs de Waldemora, dit Christian : le catholicisme est-il à ce point en horreur aux Dalécarliens ?

— Autant, répondit M. Goefle, que la religion réformée leur fut odieuse avant Gustave Wasa. Ce sont des gens qui n’aiment et ne haïssent rien à demi. Quant au démon qui hante le Stollborg, le vieux Stenson n’y croit pas, mais il croit fort bien à la dame grise, qui, selon lui, ne serait autre que l’âme de la défunte baronne, morte dans cette chambre il y a plus de vingt ans.

« Je m’étais moqué, une heure auparavant, des apparitions, pour rassurer mon petit laquais ; mais vous savez comment se forment les rêves : souvent d’une parole dite ou entendue, sans grande attention, dans la journée et oubliée l’instant d’après, ils éclosent mystérieusement en nous à notre insu, et se font porter ainsi jusqu’à la nuit, où, dès que nous avons les yeux fermés et la raison endormie, ils se dressent dans notre imagination et devant nos yeux abusés en images fantastiques, décuplées d’importance et quelquefois d’horreur.