Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 16.djvu/304

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

belles manières ? J’ai trouvé dans l’appartement de ladite comtesse cinq ou six élégantes de province qui ont la tête montée à votre endroit, et quand j’ai donné ma parole d’honneur que cet inconnu ne m’était rien, il fallait entendre les suppositions, les commentaires ! Quelques-unes ont failli songer que ce pouvait bien être Christian Waldo, dont on raconte de si bons tours ; mais l’opinion a prévalu que vous étiez le prince royal voyageant incognito dans son futur royaume.

— Le prince Henri, qui est maintenant à Paris ?

— Lui-même, et cela servait merveilleusement à expliquer l’attaque de nerfs du baron, qui le déteste, et qui se serait ainsi trouvé aux prises avec sa haine, son ressentiment, et le respect qu’il doit au futur héritier du trône.

— Mais la comtesse Elveda ne peut partager une si absurde erreur ?

— Non, certes : elle connaît trop le prince ; mais elle est fort moqueuse et s’est amusée de ces dames en prétendant que vous ressembliez tellement à notre futur monarque, qu’elle ne savait que penser. Seulement, comme je sortais, elle m’a pris à part pour me dire : Vous êtes sévère, monsieur l’avocat, de désavouer ce jeune imprudent ! Pour moi, je l’ai trouvé fort aimable, et s’il ne vous ressemble pas par le visage, du moins il tient de vous par l’esprit et la distinction des manières.

— Eh bien ! cela est très flatteur pour moi, monsieur Goefle ; mais elle persiste donc à me prendre pour votre fils ?

— Sans aucun doute, et plus je protestais du contraire, plus elle riait en me disant qu’il ne m’était plus possible de vous désavouer, puisque vous aviez hautement pris mon nom pour vous présenter dans le monde. Le vin est tiré, disait-elle, il faut le boire. C’est une mauvaise tête qui vous fera enrager ; c’est la juste punition des folies de jeunesse d’avoir des enfans terribles !… Voyez un peu quelle tache vous avez faite à mes mœurs ! Enfin, pour me débarrasser de vous, j’ai dit que, fils ou neveu, vous étiez parti, chassé honteusement par moi pour avoir manqué de respect à M. le baron.

— Soit, monsieur Goefle : vous avez bien fait, vu que, quant au baron,… je ne sais si je rêve, mais je commence à le croire aussi barbe-bleue que le peint la légende du pays.

— Ah ! ah ! vraiment ? Eh bien ! contez-moi donc ça, mais en mangeant, car il est deux heures passées, et vous devez mourir de faim.

— Ma foi non ! il me semble que je sors de table. N’avons-nous pas mangé jusqu’à midi ?

— Eh bien ! ne savez-vous pas que dans nos climats froids il faut manger de deux heures en deux heures ? Moi, je viens de prendre le café au château neuf, et maintenant ceci est le dîner. À quatre heures, nous prendrons le café ensemble ; à six, nous ferons l’af-