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ter et n’y fit pas d’abord grande attention. C’était une voix rustique, une voix de femme, assez juste, mais voilée et souvent chevrotante, comme celle d’une personne âgée ou débile. Elle semblait psalmodier une sorte de cantique dont la mélancolique mélodie avait quelque chose d’agréable dans sa monotonie. Ce chant, triste et grêle, berça pendant quelque temps l’esprit de l’artiste, et le tint dans une disposition particulièrement propre à comprendre et à rendre la nature d’un site avec lequel la voix semblait être en parfaite harmonie. D’abord les paroles étaient confuses pour Christian ; cependant, comme il les écoutait machinalement, il les comprit peu à peu, car il reconnut que c’était du suédois prononcé avec l’accent dalécarlien. Bientôt les paroles lui parurent si étranges, qu’il les écouta avec plus d’attention.

« J’ai vu un château, un château carré au soleil couchant. Ses portes sont tournées au nord. Des gouttes de poison suintent à travers les soupiraux ; il est pavé de serpens.

« L’arbre du monde s’embrase, le puissant frêne s’agite. Le grand serpent mord les vagues. L’aigle crie ; de son bec pâle, il déchire les cadavres ; le vaisseau des morts est mis à flot.

« Où sont les ases ? où sont les alfes ? Ils soupirent à l’entrée des cavernes. Le soleil commence à noircir ; tout meurt.

« Mais la terre, admirablement verte, recommence à briller du côté de l’orient ; les eaux s’éveillent, les cascades se précipitent.

« J’ai vu un palais plus beau que le soleil sur le sommet du Gimli,… et maintenant je ne vois plus, la Vala retombe dans la nuit. »

Peu à peu Christian avait reconnu dans ces fragmens d’une sombre poésie des vers un peu arrangés ou pris au hasard de la mémoire dans l’antique poème de la Voluspa. La prononciation rustique de la chanteuse rendait ceci fort extraordinaire. Les paysans de cette contrée avaient-ils gardé la tradition de ces chants sacrés de la mythologie Scandinave ? Ce n’était guère probable ; alors qui les avait traduits et enseignés à cette femme ? Christian, en voyageur curieux de toutes choses, résolut d’aller interroger la chanteuse dès qu’il aurait fini son croquis ; mais lorsqu’au bout d’un instant il remit son album dans sa poche, la voix avait cessé de se faire entendre. Il regarda de toutes parts et ne vit personne. Réduit à supposer qu’elle était cachée par les galets, il se mit en devoir de les explorer. Ce n’était pas plus facile que de marcher sur le gros ourlet de neige amoncelée qui les bordait. Dans l’intérieur de la principale caverne qui suivait capricieusement pendant une cinquantaine de pas la base du rocher, la glace présentait un sol écailleux et glissant, comme si les remous de la rive eussent été instantanément gelés dans quelque froide nuit d’automne.