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au contraire aidée à compter sur moi-même pour conjurer la mauvaise destinée ; et loin de me sentir blessée et ridicule, je me trouve plus affermie sur mes pauvres pieds que je ne l’étais hier à pareille heure.

— Cela est certain, n’est-ce pas ? dit Christian avec vivacité, et le ciel m’est témoin…

— Achevez, dit Marguerite.

— Eh bien ! dit Christian avec chaleur, le ciel m’est témoin que dans tout ceci je n’ai pas eu de préoccupation personnelle, et que la pensée de votre véritable bonheur a été ma seule pensée.

— Je le sais bien, Christian, s’écria Marguerite en se levant et en lui tendant les deux mains ; je sais bien que vous n’avez vu en moi qu’une pauvre sœur devant Dieu… Je vous en remercie, et à présent je vous dis adieu, car votre oncle va revenir ; il ne me connaît pas, et il est fort inutile de lui dire que je suis venue. Vous lui direz, au reste, ce que vous voudrez ; je suis bien certaine qu’il ne travaillera pas contre moi, et qu’il est aussi honnête homme et aussi généreux que vous-même.

— Mais cependant,… dit Christian, qui voyait à regret la fin du roman se précipiter, vous veniez lui dire quelque chose, et il faudrait peut-être qu’il le sût…

— Je venais,… dit Marguerite avec un peu d’hésitation, lui demander de me dire au juste les projets de ma tante sur moi en cas de révolte ouverte de ma part… Mais c’était encore une lâcheté, cela. Je n’ai pas besoin de le savoir. Qu’elle me bannisse, qu’elle m’isole, qu’elle m’enferme, qu’elle me batte, qu’importe ? Je ne faiblirai pas, je vous le promets, je vous le jure… Je n’épouserai jamais qu’un homme que je pourrai… estimer.

Marguerite n’avait pas osé dire aimer. Christian n’osa pas non plus prononcer ce mot ; mais leurs yeux se l’étaient dit, et leurs joues s’animèrent simultanément d’une rougeur sympathique. Ce fut, après cette heure d’entretien confidentiel, l’unique et rapide épanchement de leurs âmes, et encore n’en eurent-ils conscience ni l’un ni l’autre, Marguerite parce qu’elle ne savait pas qu’elle aimait, Christian parce qu’il se croyait certain de ne pas aimer. Et pourtant, lorsque Marguerite fut remontée dans son traîneau, et que Christian l’eut perdue de vue, il se fit en eux comme un déchirement. Des larmes qu’elle ne sentit pas couler mouillèrent lentement les joues de la jeune fille, et Christian, absorbé dans des rêveries confuses, soupira profondément, comme si d’un beau rêve de soleil il retombait dans les glaces de l’hiver. Pour voir plus longtemps le traîneau, il rentra dans la salle de l’ourse, et se mit à la fenêtre entre les deux châssis ; mais un frôlement derrière lui le fit retourner, et il fut témoin d’une scène qui lui causa beaucoup de surprise.