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notre paisible lac de Trasimène et la foudroyante cataracte de Terni. J’aime vos chers étrusques et tous vos sublimes anciens, mais j’aime aussi les cathédrales gréco-arabes, et, tout autant que la fontaine monumentale de Trevi, le filet d’eau qui court entre deux roches au fond de quelque solitude champêtre. Chaque chose nouvelle me paraît digne d’intérêt et d’attention, et toute chose m’est chère qui s’empare de mon cœur ou de ma pensée à un moment donné. Ainsi porté à me livrer à tout ce qui est beau et sublime, ou seulement agréable et charmant, je me sens effrayé des exigences d’un culte exclusif pour certaines formes du beau.

« Si vous trouvez cependant, lui disais-je encore, que je suis sur une mauvaise pente, et que ce besoin de développement dans tous les sens soit un dérèglement dangereux, je tâcherai de tout réprimer et de m’absorber dans l’étude que vous me choisirez. Avant tout, je veux être ce que vous souhaitez que je sois ; mais vous, mon père, avant de me couper les ailes, examinez un peu s’il n’y a rien dans tout ce vain plumage qui mérite d’être conservé.

« M. Goffredi, quoique très exclusif dans ses études, était, quant au caractère, la plus généreuse nature que j’aie jamais rencontrée. Il réfléchit beaucoup sur mon compte, il consulta beaucoup la divine sensibilité de sa femme. Sofia Goffredi était ce qu’en Italie on appelle une letterata, non pas une femme de lettres, comme on l’entend en France, mais une femme lettrée, charmante, inspirée, érudite et simple. Elle m’aimait si tendrement qu’elle croyait voir en moi un prodige ; à eux deux, ces excellens êtres décrétèrent qu’il fallait respecter mes tendances et ne pas éteindre ma flamme avant de savoir si c’était feu sacré ou feu de paille.

« Ce qui leur donna confiance en moi, c’est que cette disposition à laisser couler dans tous les sens ma source intellectuelle ne provenait pas d’une inconstance du cœur. J’aimais tous mes semblables avec candeur, mais je ne songeais pas à répandre ma vie au dehors. J’étais exclusivement attaché à ces deux êtres qui m’avaient adopté et que je préférais à tout. Leur société était mon plus grand, je pourrais dire mon unique plaisir en dehors des études variées qui me captivaient.

« Il fut donc décidé que mon âme m’appartenait, puisque c’était, à tout prendre, une assez bonne âme, et on ne m’imposa pas l’instruction universitaire dans toute sa rigueur. On me laissa chercher ma voie et donner libre carrière à l’énorme facilité dont j’étais doué. Fut-ce un tort ? Je ne le crois pas. Il est bien vrai que l’on eût pu me doter d’une spécialité qui m’eût casé pour toujours dans un coin de l’art ou de la science, et que je n’eusse pas connu la misère ; mais de combien de plaisirs intellectuels ne m’eût-on point privé !