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Rousseau, pour peindre l’éveil ou plutôt les premiers rêves de l’amour, nous montre dans son Emile une jeune fille dont le cœur, en attendant des émotions moins abstraites, s’ouvre à une passion romanesque pour télémaque. Ah ! que Sophie eût bien mieux placé sa tendresse si, au lieu de remonter aux âges et aux héros fabuleux, elle se fût arrêtée au siècle de Raphaël et à Raphaël lui-même !… Mais revenons au fait actuel, à ce tableau tel que nos yeux le voient, tel que nous pouvons le juger aujourd’hui. Et d’abord est-ce une œuvre bien authentique ? Cette œuvre a-t-elle une origine connue, une histoire ? En un mot, si incontestable qu’en soit le mérite, laisse-t-elle cependant, sur la question d’attribution, place au doute ou à la méprise ?

Le tableau d’Apollon et Marsyas, transporté depuis peu à Paris, fut acquis à Londres, au mois de mars 1850, par un homme dont la clairvoyance en matière d’art a suscité, en plus d’une occasion, d’assez graves embarras aux directeurs de la National Gallery[1]. Mieux inspiré cette fois encore que les experts de profession, M. Morris Moore, sut reconnaître un chef-d’œuvre dans ce petit tableau, qu’on avait, après la mort du dernier possesseur, mis en vente avec d’autres objets d’art, et qu’une étrange erreur du catalogue attribuait à Andréa Mantegna. Bien qu’il eût été publiquement exposé pendant les six jours qui précédèrent la vente, l’Apollon ne fut donc, à vrai dire, mis en lumière qu’à partir du moment où M. Moore l’eut offert et recommandé à l’admiration de la foule. Dans le monde des artistes et des connaisseurs désintéressés, bien des gens applaudirent. Quelles furent ailleurs les conséquences de la publicité donnée au chef-d’œuvre que l’on ignorait ou que l’on dédaignait la veille ? C’est ce que nous ne voulons pas rechercher, quoique certains faits publiés par la presse anglaise et italienne[2] autorisent peut-être une enquête sur ce point. Il nous suffira de dire que, par une coïncidence singulière, au moment même où le nouveau tableau de Raphaël commençait à émouvoir l’opinion, un dessin identique à ce tableau, et conservé depuis longtemps à l’académie de Venise, cessait de figurer parmi les autres dessins de la galerie. N’y avait-il là qu’un pur effet du hasard ? l’intention de

  1. Nous n’avons pas à intervenir ici dans les questions d’un intérêt tout national qui, après avoir occupé, il y a quelques années, la presse anglaise et l’une des deux chambres, sont encore agitées de temps à autre par les anciens combattans des deux partis. Il s’agissait et il s’agit encore de la restauration de certains tableaux, de l’acquisition de certains autres. Sous le pseudonyme de Verax, M. Morris Moore publia en 1846 dans le Times une série d’articles qui provoquèrent l’examen des faits par une commission officielle.
  2. On peut consulter à ce sujet, entre autres documens, le Corriere Italiano et le Monitore Toscano, 13 mai et 4 juin 1857.