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tion ; voilà le secret de cette agitation singulière qui précipite les peuples dans la voie des améliorations matérielles. Dans ce grand fait, dont nul n’aurait pu pressentir le caractère il y a bien moins d’un demi-siècle, et sans lequel il semble qu’on ne puisse plus vivre aujourd’hui, il y a deux côtés essentiels. Si l’on veut connaître comment les chemins de fer ont pris naissance, comment ils se sont développés en France, en Angleterre, en Amérique, quelles sont les lois constitutives qui les régissent, M. Audiganne retrace cette histoire avec autant de zèle que de savoir ; il montre les premiers essais des chemins de fer, les luttes de systèmes, les crises, puis l’expansion définitive de cette puissante industrie, qui couvre maintenant l’Europe de ses œuvres : histoire très animée, presque dramatique, où les passions ont eu souvent un rôle.

Ce n’est pas tout cependant, car dans cette histoire du laborieux enfantement d’une industrie nouvelle il y a un problème plus profond et d’une plus noble nature. Il reste toujours à savoir quelles seront les conséquences des chemins de fer dans l’ordre général de la civilisation. Une chose est certaine, c’est que jusqu’ici ces grands systèmes de communication ont déconcerté bien des conjectures et provoqué bien des surprises. Des intérêts se trouvent chaque jour subitement déplacés ; une multitude d’industries sont en voie de transformation forcée. La vie universelle est soumise à des oscillations pénibles. Les effets auxquels on croyait ne se réalisent pas, et des résultats fort inattendus se produisent. Les phénomènes contradictoires se succèdent, et les jugemens de la veille ne sont plus vrais quelquefois le lendemain : preuve évidente que ce spectacle offert à nos yeux est celui d’une vaste expérience dont nul ne saurait dire le dernier mot ! Ce que seront les chemins de fer dans cent ans, qui pourrait le prévoir ? En dehors de leur organisation et de leurs effets économiques habilement décrits dans le livre nouveau, ils seront ce que nous les ferons, — un instrument sans égal de civilisation ou le témoignage d’une énergie prodiguée avec plus de hardiesse que de réflexion. On ne les jugera pas seulement au degré de bien-être qu’ils auront répandu, bien que ce soit un des objets légitimes de l’homme ; on les observera dans leurs relations avec la moralité publique et avec l’intelligence humaine, et c’est certainement une pensée utile de se constituer dès ce moment, ainsi que se l’est proposé M. Audiganne, le rapporteur de cette expérience déjà commencée. Par eux-mêmes, les chemins de fer ne sont donc pour l’instant qu’un élément énergique et puissant dans un siècle qui ne conservera tout son prestige que s’il se maintient, par la supériorité du sentiment moral et de l’esprit, au niveau de la fortune qu’il ambitionne. Une civilisation qui n’aurait des yeux que pour les œuvres matérielles risquerait de s’y absorber et peut-être d’y périr, si elle ne se relevait à propos, et c’est aussi indubitablement l’avis de l’auteur du livre nouveau sur les Chemins de fer aujourd’hui et dans cent ans.

La littérature, qui est si propre à maintenir cette force du sentiment moral, a encore cela de bon et de salutaire que, pour certains peuples trop détournés du présent et de la réalité, elle offre une sorte de ressource généreuse. S’ils voulaient étudier les questions contemporaines les plus pressantes, les mieux faites pour les intéresser, bien des Italiens rencontreraient toute sorte d’obstacles qui ne seraient point absolument litté-