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compassion bienveillante. La science de l’entomologie n’est point connue, à ce qu’il paraît, dans les académies du Céleste-Empire, et les habitans du district de Tse-ki n’admettaient guère qu’un homme en possession de son bon sens pût s’amuser à courir la plaine en tout gens, à pourchasser les papillons, à mettre des insectes en bousille. D’autres fois ils le voyaient cueillir des herbes ou des fleurs, s’arrêter longtemps autour d’un arbre qu’il examinait avec la plus sérieuse attention, méditer sur le dessin des feuilles. Si M. Fortune eût déclaré qu’il exerçait la profession de pharmacien et qu’il venait chercher de quoi composer des pilules, ils auraient compris jusque un certain point ses marches infatigables ; car, dans le système de la médecine chinoise, les insectes réduits en poudre et mélangées sous forme de pilules, auraient de grandes vertus curatives. Mais non, cet étranger errant avouait qu’il n’avait pas l’honneur d’être pharmacien. Pauvre insensé, dont il fallait respecter les innocentes manies ! Et puis M. Fortune avait les poches pleines de sapèques (liards Chinois), et il était généreux. Lorsqu’un gamin lui apportait quelque insecte curieux, il le rémunérait largement, si bien que toutes les femmes et tous les enfans du pays, tentés par l’espoir d’une récompense honnête, se mirent à faire de l’entomologie, et un soir, en revenant à son bateau, M. Fortune se trouva au milieu d’un rassemblement, presque d’une émeute produite par la foule de ces chasseurs improvisés. Ils l’attendaient tumultueusement à sa rentrée au gîte, les uns avec des paniers, les autres avec des baquets, ceux-ci avec des sacs, le tout plein d’insectes qu’ils voulaient lui vendre. Une industrie nouvelle était ainsi introduite dans le pays, et, à en juger par ce début, tous les insectes du district devaient y passer. Malheureusement la marchandise, tassée pêle-mêle et bonne peut-être à faire des médicamens selon la formule, n’était d’aucune valeur pour le savant. M. Fortune s’exécuta cependant ; il s’en tira par une abondante distribution de sapèques qui le releva très haut dans l’estime de son public, et il modéra le zèle des chasseurs en recommandant qu’on ne lui apportât plus désormais que des coléoptères complets. À la fin, ses gens étaient si bien dressée que lors de son départ de Tse-ki, il leur laissa avec confiance des bouteilles d’esprit-de-vin, destinées à conserver le produit de la chasse aux insectes, et plus tard, à un second voyage, il put obtenir ainsi de nombreux sujets pour ses collections. Ses courses botaniques furent également heureuses : il vit pour la première fois, dans le district de Tse-ki, le châtaignier de Chine, qu’il avait en vain cherché dans le cours de ses précédentes explorations, et aujourd’hui, grâce à ses soins, cet arbre précieux est naturalisé dans les régions montagneuses de l’Inde.