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ordinairement calme, et quand se levait le tardif soleil d’hiver, il en avait pour cinq heures environ à n’être ni plus poltron ni plus maladroit qu’un autre. Ses trop nombreuses libations faisaient bien encore sentir leur effet sur sa cervelle engourdie, mais, comme il n’en remplissait pas moins toutes ses fonctions domestiques avec la régularité d’une machine, cet état n’avait rien de fâcheux pour les autres et rien d’inquiétant pour lui-même. Il balbutia en dialecte dalécarlien quelques mots de surprise flegmatique en voyant les mets étalés sur la table et un inconnu attablé avec le docteur.

— Allons, sers monsieur comme moi-même, lui dit celui-ci ; c’est un de mes amis avec qui je veux bien partager mon logement.

— C’est bien, monsieur, répondit Ulf ; je ne dis pas le contraire, mais c’est le cheval…

— Cheval toi-même ! s’écria Cristiano, qui savait déjà quelques mots dalécarliens, et qui se sentit menacé d’une terrible révélation.

— Oui, monsieur, cheval moi-même, reprit Ulf avec résignation ; mais le traîneau…

— Quoi, le traîneau ? dit le docteur ; l’as-tu nettoyé ? As-tu pansé mon cheval ?

Le mot cheval frappant encore l’oreille de Cristiano, il se tourna vers Ulf et le regarda à la dérobée d’une si terrible manière, que le pauvre hébété perdit la tête, bégaya et répondit : — Oui, oui, monsieur, cheval, traîneau ! Soyez tranquille.

— Or donc déjeunons ! dit le docteur rassuré. Apporte-nous du tabac, Ulf, et laisse la bouilloire tranquille. Nous ferons le thé nous-mêmes.

Ulf se pencha vers le poêle pour poser convenablement sa bouilloire. Cristiano l’y suivit, comme pour surveiller l’opération, et, se penchant vers lui, il lui dit en dalécarlien, dans l’oreille, avec un nouveau regard terrifiant : — Cheval, traîneau, château neuf, vite ! Ulf s’imagina que dans son reste d’ivresse il avait déjà reçu des ordres qu’il avait oublié d’exécuter. Il se hâta d’aller chausser ses patins, et courut au château neuf pour se mettre en quête de Loki au travers du tumulte des écuries, encombrées de palefreniers et de quadrupèdes.

Le docteur en droit ne mangeait pas gloutonnement comme le docteur ès-sciences Stangstadius. Il prenait son temps pour savourer et juger chaque mets en vertu de principes raisonnes sur l’appropriation de l’art culinaire aux besoins élevés des estomacs d’élite. Au bout d’une demi-heure de causerie expérimentative sur ce sujet, lui et Cristiano se regardèrent et trouvèrent mutuellement un reflet rosé sur leurs figures. — Enfin ! dit le docteur, voilà le soleil sorti de l’horizon. — Il regarda sa montre. — Neuf heures trois quarts,