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reconnaître en chaque chose la puissance de l’infini, si c’est être croyant de garder le culte des morts et la foi dans l’éternelle résurrection, si c’est être ami de Dieu de le chercher, de l’appeler,… alors celui qui écrit ces lignes est tout le contraire de l’impie. » Cette aspiration vers Dieu, cette espérance d’une nouvelle révélation religieuse, cette foi en l’éternelle résurrection, il entreprit de les personnifier dans un symbole, et il composa Prométhée.

Quel est le véritable but du Prométhée d’Eschyle ? quelle était la pensée du poète lorsqu’il portait sur le théâtre d’Athènes cet étonnant spectacle ? Chaque époque y a vu ce qui la préoccupait elle-même. De toutes ces explications, la moins exacte, mais la plus poétique, est celle qu’ont indiquée plusieurs des pères de l’église. La fable de Prométhée enchaîné par Jupiter, puis délivré par un dieu supérieur, a paru à saint Augustin, à Lactance, à Tertullien, la figure de l’humanité courbée sous le joug du polythéisme et affranchie par le Christ. M. Quinet s’empare de cette interprétation et en tire toutes les conséquences. Prométhée représentera l’âme de l’homme altérée de l’infini. Au-delà de l’Olympe, le titan aperçoit des cimes plus hautes, plus saintes, et c’est pour cela que Jupiter le cloue sur les rochers du Caucase. Le dieu qu’il a entrevu brise ses chaînes, et tous les dieux de l’Olympe s’évanouissent comme des fantômes. Le supplice est-il fini ? Non ; ce dieu lui-même, ce libérateur, un jour viendra où il ne suffira plus à l’âme agrandie du titan. Nouveau supplice, nouvelles chaînes, plus pesantes que celles du Caucase, jusqu’à ce qu’une divinité supérieure vienne encore délivrer le captif ! Telle est l’audacieuse conception de M. Quinet, et c’est ainsi qu’avec une légende du paganisme antique il peint d’avance toutes les évolutions possibles de l’avenir.

Le poète a conservé la forme du drame, du drame épique à la façon d’Eschyle. Prométhée inventeur du feu, Prométhée enchaîné, Prométhée délivré, voilà les trois parties de son œuvre. La joie virile du titan quand il crée l’homme et dérobe pour lui le feu divin remplit le premier tableau ; mais c’est dans le second et le troisième que le poète déploie les richesses de son invention. Le supplice de Prométhée, ce ne sont pas ces chaînes de fer qui l’attachent au rocher, ce n’est pas le vautour qui lui déchire le cœur, c’est l’ingratitude des hommes, c’est la raillerie des faux sages, c’est le doute surtout quand le prophète, si fort tout à l’heure contre la violence, commence à désespérer de lui-même et du dieu qu’il invoque. Toutes ces péripéties du drame de la conscience sont exprimées avec une netteté qui attestait chez l’auteur d’Ahasvérus un progrès inattendu ; le rêveur cependant n’avait sacrifié aucune de ses inspirations ; son âme éclate dans la prière qui termine le second tableau. Prométhée