Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 16.djvu/148

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

par les morts de Marengo, par les mourans d’Essling, par les rois, par les peuples, par la conscience même du conquérant, font la moralité de ce livre.

J’ai dit la moralité du livre ; il y a là en effet un progrès évident sur Ahasvérus. L’homme y apparaît libre, responsable, et le poète, comme le chœur antique, y proclame la loi du juste. De là aussi une impartialité bien rare en un tel sujet. Tant que Napoléon grandit et s’enivre de sa fortune, le poète fait retentir à ses oreilles ces mots que Bossuet emploie si bien : vanité, misère, néant de la gloire et de l’empire ! Quand de nobles vaincus succombent ou se redressent pour une lutte à mort, il a pour eux des tendresses héroïques. Rien de plus beau que son chant de Leipzig. Ces grandes levées d’armes du patriotisme insulté ont trouvé en lui un chantre enthousiaste. Enfin à l’heure où commencent nos désastres quelles émotions dans l’âme du poète ! Il se multiplie, il est partout, il ressent à lui seul tout ce qu’a ressenti la France. Tantôt il interpelle les morts, si les vivans sont las ; il évoque les vieux soldats de la républïque, Desaix, Kléber, et toutes ses batailles d’Italie et d’Égypte, pour arrêter l’ennemi sur la frontière :

On dit qu’à la frontière arborant leurs linceuls,
Trois nuits, le glaive au poing, ils la gardèrent seuls.


Tantôt il apostrophe la France, cette France trop tôt vaincue et satisfaite du joug, il la presse, il l’aiguillonne, il lui adresse sa généreuse insulte. Tantôt enfin, quand tout est perdu, le soir de Waterloo, il entonne tout à coup cette prière désolée : « Grand Dieu ! tu l’as voulu, que ta volonté soit faite ! Mais prends pitié de notre France ; relève-nous, Seigneur ! Rends-nous la vie, rends-nous l’avenir ! »

Le Napoléon de M. Quinet signifiait, par-dessus toute chose, l’avènement de la démocratie. Cette démocratie aura-t-elle un dieu ? Voilà le sujet de la troisième épopée du poète. Ahasvérus représentait le passé, Napoléon le présent ; il fallait maintenant célébrer l’avenir comme le chantre de Pollion. Or, de toutes les questions de l’avenir, la plus grande pour une âme d’élite, c’est la question religieuse. Quel sera le dieu de l’avenir ? M. Quinet, je le dis à sa louange, ne pouvait détacher son esprit de ces problèmes. Il croyait alors à une transformation du christianisme, peut-être même à la possibilité d’une révélation nouvelle. Sans se rendre un compte exact des aspirations de son âme, il appelait un verbe, un fiat lux, qui dissipât ses ténèbres. « Si c’est être impie, disait-il, de penser que le christianisme du XIXe siècle est différent du christianisme du XIIe, alors, pour ma part, je mérite l’accusation dont mon obscurité ne m’a pas toujours défendu. Si au contraire c’est être religieux de