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Si je rassemble, comme des témoignages, les jugemens prononcés par les maîtres, c’est pour mieux marquer la place de M. Edgar Quinet dans le mouvement littéraire de 1830. Ces choses-là sont loin de nous les traditions s’évanouissent à la génération qui s’avance, déjà vieille en naissant, ne comprend plus la poétique adolescence du XIXe siècle ; ceux qui ont vu la dernière heure de ces brillantes journées sont tenus au moins d’en protéger le souvenir. Certes il y a plus d’un défaut dans ce poème de Napoléon. L’écrivain, si à l’aise jusque-là dans sa prose souple et flottante souffre visiblement de la contrainte du vers : maintes pages sont obscures, confuses, le style manque d’unité, l’auteur ayant mêlé souvent les allures de nos vieux poèmes carlovingiens à la fermeté du langage moderne ; mais en revanche que d’inspirations vraiment épiques ! Je signale surtout les confidences de Napoléon sur son propre génie. Ces hardis monologues, où l’on voit se déployer la pensée du conquérant, reviennent de loin en loin dans le poème, et tout le bruit des chants qui suivent, chocs de nations, écroulemens d’empires, n’est que le contre-coup de cette pensée solitaire et souveraine. M. Quinet a rencontré là des accens cornéliens. « Il pénètre, dit Gustave Planche, dans la conscience même du héros, et il épie ses plus secrètes angoisses ; il recueille avidement tous les rêves dont l’image passe comme une ombre sur le front du guerrier victorieux ; il explique à sa manière, et souvent avec un hardi bonheur, les douleurs comprimées que la foule contemple dans un muet effroi. » Il y a une scène rapide et singulièrement expressive sur le champ de bataille d’Essling, lorsque Lannes, frappé à mort, dit adieu à l’empereur et lui révèle des vérités terribles :

Le monde, croyez-moi, n’est pas ce qu’il parait.
Quand on dit : il vous aime, on vous trompe ; il vous hait.


Vaines paroles, couvertes par le bruit du canon et le tumulte de la victoire ! Le vertige qui saisit les vainqueur, l’anathème qui le vient frapper, les clameurs de Saragosse éveillant des échos jusqu’au pied de l’Oural l’incendie de Moscou, la tour de Saint-Ivan se balançant comme une sorcière au-dessus de la fournaise immense, toutes ces peintures grandioses prouvent que l’enthousiasme du poète n’a pas affaibli chez lui l’amour de la liberté et du droit. C’est une belle idée d’avoir mis dans la bouche du pape ces protestations solennelles :

Partout tu dédaignas comme une arme émoussée
Le seul glaive qui dure, esprit, âme, pensée.


Qu’importe que ce soit le poète qui parle ici et non le souverain pontife ? Tous ces avertissemens, proférés par tant de bouches éloquentes,