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pages de M. Magnin. Obsédé dès sa jeunesse par les inspirations du panthéisme, M. Quinet les combattra sans cesse, et il s’élèvera bientôt au sentiment le plus viril de la liberté morale ; on ne peut nier toutefois que ces inspirations ne fussent trop visibles dans son Ahasvérus, et quand on vient de fermer son livre, encore tout troublé par cette poésie tumultueuse où l’humanité semble supprimer l’individu, on écoute avec plaisir les éloquentes réclamations de M. Vinet. M. Quinet lui-même, j’ose le dire, ne les a pas lues sans profit. Au reste, la vivacité, la colère même qui éclate chez l’écrivain protestant, la vigueur et l’insistance de sa dialectique prouvent l’estime particulière qu’il fait de l’auteur. Il l’appelle une noble intelligence, un cœur exalté, une imagination puissante. Impitoyable sur le fond des choses, M. Vinet a des sympathies d’artiste pour la poésie d’Ahasvérus. « D’autres, dit-il, la loueront plus dignement, mais je ne sais s’ils l’admireront davantage… Jamais on n’a prodigué avec une nonchalance plus superbe de plus superbes images. Et comment à tant de somptuosité tant de grâce peut-elle être mêlée ? Le sentiment ne se répandit jamais avec un abandon si tendre que dans les entretiens de Rachel et de son malheureux Joseph. M. Quinet a jeté une chance de plus pour la prose poétique dans le défi qu’elle soutient depuis un temps contre la langue des vers. Rien ne peut sembler plus menaçant pour la poésie versifiée que cette prose si énergiquement rhythmique, qui paraît, en certains endroits, avoir pris tout des vers, excepté la contrainte. Pour n’être pas tenté à l’hérésie, il faut bien vite ouvrir les Feuilles d’Automne et les Harmonies ; on trouve cependant que des vers sont toujours des vers. »

On ne saurait mieux dire ; les réserves si finement insérées dans l’éloge en font un jugement définitif. Cette grâce, cette suavité de certains épisodes, qui ont séduit M. Vinet lui-même, expliquent le succès d’un livre qui semblait ne convenir qu’à un public d’initiés. Des âmes poétiques et tendres ont subi le charme ; comment ne pas dire ici que le noble artiste à qui l’on doit la Jeanne d’Arc du musée de Versailles a été une de ces âmes ? La princesse Marie d’Orléans a composé d’après Ahasvérus deux bas-reliefs qui rappellent avec originalité les idéales peintures de M. Ary Scheffer.

Ahasvérus avait paru en 1833 ; deux ans plus tard, M. Quinet publiait son poème de Napoléon. Après le symbole épique du passé, le poète avait voulu chanter le symbole épique du présent, et il avait choisi naturellement la figure prodigieuse que les événemens ont placée au seuil du monde nouveau. On devine bien quel sera le Napoléon de M. Quinet ; ce ne sera pas assurément le Napoléon réel, le politique, le législateur, le Napoléon du Moniteur et de M. de Talleyrand,