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— Non, monsieur Goefle ; sans doute Ulph va venir. D’ailleurs, si quelque chose vous manque, j’irai vous le chercher. Il n’est rien de tel que de faire soi-même son menu et son choix ; mais ce jambon d’ours ou de sanglier, cette langue fumée et ce gibier rôti, toutes choses que vous avez à peine entamées hier soir, ne vous disent-ils plus rien ce matin ?

— Si fait, si fait, et il y a là plus que nous ne mangerons à nous deux. Or donc, puisque le couvert est tout mis, déjeunons, hein ?

— Je ne demande que ça ; mais permettez que je cherche un coin pour faire ma toilette, ou plutôt pour la défaire, car me voilà toujours…

— Dans mes vêtemens ? je le vois parbleu bien. Restez-y, puisque vous y êtes ; seulement ôtez la pelisse et remettez l’habit, ou bien vous allez étouffer en mangeant.

Cristiano commença par remplir le poêle de combustible, après quoi, s’étant lavé les mains et la figure avec beaucoup de soin et de décence dans un coin de la salle, il revint découper les mets froids avec une sorte de maëstria.

— C’est drôle, lui dit M. Goefle, vous avez toutes les manières de ce que l’on appelle en France, je crois, un parfait gentilhomme, et pourtant vous avez là-bas une casaque…

— Qui sent l’accident et non la misère, répondit tranquillement, l’aventurier. Il y a huit jours, j’étais fort proprement nippé, et je n’aurais pas été embarrassé de me présenter au bal.

— C’est possible, reprit M. Goefle en s’asseyant et en commençant à manger à belles dents, de même qu’il est fort possible que vous me prépariez un de ces contes où excellent les aventuriers en voyage. Ça m’est égal, pourvu que le vôtre soit amusant !

— Voyons, dit Cristiano en souriant, dans quelle langue souhaitez-vous que je fasse mon récit ?

— Parbleu ! en suédois, puisque c’est votre langue ! Vous êtes Suédois, et même Dalécarlien, je le vois bien à votre figure.

— Je ne suis pourtant pas Suédois, mais plutôt Islandais.

— Plutôt ?… Vous n’en êtes pas sûr ?

— Pas le moins du monde. Aussi, comme le latin est la langue universelle, si vous voulez…

Et Cristiano se mit à parler un latin élégant et correct avec la plus grande facilité.

— C’est très bien, cela ! dit l’avocat, qui l’écoutait avec une bienveillante attention ; mais votre prononciation italienne me retarde un peu pour vous suivre en latin.

— Il en sera peut-être de même en grec et en allemand ? reprit Cristiano, qui se mit à parler la langue morte et la langue vivante avec la même aisance et la même correction, mêlant à ces échan-