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En un mot, cette publication, qui survivra sans doute à bien des choses de ce temps-ci, emprunte à des sentimens ou, si l’on veut, à des passions récemment développés chez l’auteur un certain caractère de circonstance. Pour moi, qui, depuis les premières heures de la jeunesse, ai suivi d’un œil attentif la progression de sa pensée, je ne retrouve pas ici les émotions si diverses que sa parole a éveillées dans mon âme. Les premiers écrits de M. Edgar Quinet ne sont pas ceux que contient le premier volume de l’édition nouvelle. L’auteur d’Ahasvérus, de Napoléon et de Prométhée n’a pas débuté par le Génie des Religions ; les premiers élans de sa pensée, ce sont ces curieuses interrogations, moitié poétiques, moitié philosophiques, adressées par lui à l’Allemagne, c’est cette éloquente préface aux Idées sur la Philosophie de l’Histoire, c’est cette belle étude sur Herder, où une âme ardente, religieuse, mystique même, déploie un peu confusément de merveilleuses richesses ; ce sont enfin ces pages inspirées où il provoque avec impatience l’idéalisme créateur de l’Allemagne : « Dormez-vous ou veillez-vous, ma sœur ? » Si vous n’assignez pas aux œuvres de cette active pensée la place qui leur appartient, si vous brouillez les dates et les périodes, vous ne pouvez avoir une fidèle image de la destinée du poète. Je veux rétablir cet ordre, je veux suivre M. Edgar Quinet depuis ses débuts jusqu’à ses derniers travaux, et marquant avec précision les trois périodes de sa vie, trop confondues dans la publication récente de ses œuvres, j’interrogerai tour à tour le poète, l’historien philosophe et le publiciste démocratique.


I

M. Edgar Quinet est né à Bourg, dans l’Ain, le 17 février 1803. Sa famille était établie dans la Bresse depuis le XVIe siècle. Son père, Jérôme Quinet, fut commissaire des guerres sous la république et l’empire. Les premières années d’Edgar Quinet se passèrent à l’armée du Rhin ; son père se trouvait alors à Wesel avec le quartier-général. C’est là, sur ces bords du grand fleuve devenus pour lui une patrie, au milieu du bruit des armes et de l’écho de nos victoires, que l’enfant éprouva ces vives émotions que rien n’efface. La grandeur de la France, la mission de l’empire considéré comme la révolution conquérante, ces idées entrèrent dans l’âme d’Edgar Quinet avec les premières impressions des sens, et devinrent en quelque sorte la substance de sa pensée. Bien longtemps après, en écrivant son poème d’Ahasvérus, il était assailli par ces souvenirs, et il exhalait ses confidences dans l’intermède de la seconde journée : « Mon Dieu ! France, douce France, fleur du ciel semée sur