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du théâtre. Une poésie lyrique saluée avec enthousiasme, accueillie à la fois de la foule et des artistes, une poésie dramatique insuffisante, inégale, trop souvent superficielle ou puérile, en tout cas très violemment contestée, voilà le spectacle que présentaient les lettres françaises dans la période qui précède et suit immédiatement 1830. Quant à l’inspiration épique, il n’en était pas question. Aucun de ces poètes, si ardens à innover, ne s’était porté de ce côté-là ; la poésie lyrique et la poésie dramatique occupaient à elles seules tout le programme de la révolution.

Cette richesse de talens et d’œuvres a prouvé en effet que les circonstances étaient particulièrement favorables à l’épanouissement de la poésie lyrique ; est-ce à dire que l’inspiration épique n’aurait pu y réussir également ? Je ne le pense pas. Les mêmes causes qui ont produit tant de strophes éclatantes auraient pu aussi produire une épopée. Ces causes sont très complexes sans doute, comme le sont d’ordinaire celles qui expliquent le caractère dominant d’une époque ; il est permis cependant de les ramener toutes à cet ébranlement des âmes qui avait suivi les catastrophes de la révolution et de l’empire. 89 avait renouvelé le monde en le couvrant de ruines ; la vieille société s’était écroulée, et avec elle les croyances dont elle semblait le soutien ; de telles chutes n’ont pas lieu sans que la conscience des peuples en éprouve longtemps le contre-coup. Les guerres de la république et de l’empire empêchèrent les âmes de sentir tout d’abord le vide immense fait dans la vie morale du genre humain ; mais, une fois que ces distractions tumultueuses furent passées, une plainte sourde et profonde commença de retentir. « Que nous reste-t-il du grand naufrage ? Où est le dieu nouveau pour un nouveau monde ? où sont ses dogmes et ses symboles ? Sa lumière tarde bien à paraître. » Cette préoccupation, vaguement conçue ou nettement formulée, était au fond de tous les esprits, et soit que la poésie s’élançât vers les cieux avec les strophes de Lamartine, soit qu’elle prît un sombre plaisir aux amertumes du doute, on en retrouve partout la trace. Il était naturel que les poètes exprimassent une telle situation sous la forme individuelle qui est propre à l’inspiration lyrique.

Ces craintes, ces troubles de l’âme, ces aspirations inquiètes vers Dieu, tous ces sentimens qui inspirent si bien la voix lyrique de l’âme, ce sont aussi des sentimens épiques. Si le poète ne ressent que des émotions individuelles, il les exprimera dans des strophes ; s’il parle au nom de l’humanité entière, il aura conçu une des formes de l’épopée. L’épopée, sous quelque forme qu’elle se produise, est l’interprétation poétique de ces événemens où des peuples, des nations, le genre humain lui-même, sont engagés. La peinture du