Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 16.djvu/11

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

jeunes dans ce temps-là, et je ne suis plus d’âge à permettre… aux autres… de pareilles espiègleries. Holà, holà, monsieur ! réveillez-vous et me rendez mon haut-de-chausses et mes bas de soie… Dieu me pardonne ! Que de mailles il aura fait partir en dansant, l’animal ! Et monsieur ne daigne pas ouvrir les yeux !

En faisant toutes ces réflexions coup sur coup, M. Goefle mit la main sur la défroque que Cristiano avait dépouillée la veille, et que, pressé de dormir au retour du bal, il avait laissée sur une autre chaise. La vue de la culotte râpée, de la cape vénitienne qui montrait la corde et du chapeau tyrolien à gances fanées, jeta M. Goefle dans un nouvel océan de suppositions. Ce beau jeune homme à la figure distinguée et aux mains fines n’était donc qu’un bohémien quelconque, meneur d’ours apprivoisés, marchand colporteur ou chanteur ambulant ! Un chanteur italien ? Non, le visage de l’aventurier appartenait sans nul doute au type du pays de Dalum. — Un escamoteur,… trop habile dans son état peut-être ? Non, car la bourse de M. Goefle était intacte dans le fond de sa malle, et la figure du dormeur était si honnête ! Son sommeil était vraiment celui de l’innocence.

Que penser et que résoudre ? L’avocat se grattait la tête. Ce misérable costume était peut-être un déguisement à l’aide duquel le jeune homme avait traversé le pays pour venir en cachette faire le don Juan sous le balcon de quelque belle de passage au château neuf ; mais, aucune conjecture n’étant satisfaisante, M. Goefle prit le parti de réveiller son hôte, en le secouant à plusieurs reprises et en lui criant dans les oreilles : « Hé ! hé ! oh ! oh ! Allons, camarade, debout ! » et autres interjections à l’usage des dormeurs obstinés et des réveilleurs impatiens.

Cristiano ouvrit enfin les yeux, regarda fixement M. Goefle sans le voir, et referma la paupière avec un calme olympien. — Oh ! oui-dà ! reprit l’avocat, vous voilà reparti pour le doux pays des songes ?

— Eh bien ! quoi ? Est-ce que l’aurore boréale dure encore ? lui demanda Cristiano, évidemment bercé par de riantes visions dans son demi-sommeil.

— Où prenez-vous l’aurore boréale à cette heure-ci ? dit M. Goefle. Le soleil va se lever tout à l’heure !

— Le soleil ? Qui parle de soleil au milieu d’un bal ? murmura Cristiano de cette voix particulièrement douce d’un dormeur qui semble supplier et cajoler pour obtenir la paix.

— Oui, oui, le bal, mon habit, le soleil, ma culotte, l’aurore boréale, c’est très logique, reprit M. Goefle, et tout cela s’enchaîne très bien dans vos rêves, mon bon ami ; mais je voudrais de meil-