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végètent tant de races dégradées, il n’y avait que misère et barbarie, et lorsqu’au commencement des temps modernes Léon l’Africain, lorsqu’à une époque contemporaine notre compatriote Caillié vinrent nous raconter les merveilles de Timbuktu, on cria à l’exagération, tout au moins on crut à une exception. On se trompait : Oudney et Clapperton nous ont déjà fait revenir de notre erreur, et ce ne sera pas un des moindres résultats du voyage de M. Barth et de ses compagnons que d’avoir déroulé sous nos yeux le tableau des sociétés africaines, dont quelques-unes, actives, turbulentes, industrieuses, sont bien moins éloignées de la civilisation que nous ne l’avions cru. Timbuktu même n’est pas une ville de premier ordre ; il y en a de plus populeuses, de plus commerçantes, de plus riches, et à ce triple titre Kano lui est bien supérieure.

Lorsque, délivré enfin des dangereuses importunités de son hôte de Katsena, le docteur Barth put se remettre en chemin, il arriva aux portes de Kano à travers un pays de toute beauté, alternativement couvert de bois épais et de larges cultures : des villages serrés l’un contre l’autre de chaque côté de la route, des piétons, des cavaliers, un mouvement ininterrompu, annonçaient l’approche d’une grande ville. Dès le lendemain de son arrivée, le voyageur, monté sur son petit cheval, fit, accompagné d’un guide, une longue promenade à travers les quartiers et les marchés ; du haut de sa selle, il dominait les cours intérieures des maisons, car les murailles ne sont pas hautes, et la vie publique et privée des habitans se déroulait tout entière sous ses yeux. « C’est, dit-il, le tableau le plus animé d’un petit monde bien différent dans sa forme extérieure de tout ce que l’on voit dans les villes d’Europe, et qui néanmoins n’en diffère pas beaucoup par le fond. » C’étaient des rangées de boutiques abondamment approvisionnées, où se mêlaient et se pressaient des acheteurs et des vendeurs, de visages, de teint, de costumes variés, tous âpres au gain et s’efforçant de se tromper l’un l’autre ; sous un auvent, une foule d’esclaves entassés demi-nus, alignés comme du bétail, jetant des regards désespérés sur les acheteurs. Un riche gouverneur vêtu de soie s’avance sur un cheval fougueux, suivi d’une troupe d’esclaves insolens ; riches et pauvres se coudoient. Ici un riche cottage ; là, dans une cour ombragée par un arbre, une matrone drapée dans une belle robe de coton noir s’occupe à préparer le repas et presse ses esclaves femelles, tandis que des enfans tout nus sur le sable jouent avec des animaux ; des écuelles de bois bien propres sont rangées dans un coin. Plus loin, une fille parée d’une façon qui attire l’œil, avec de nombreux colliers autour du cou, les cheveux capricieusement arrangés et surmontés d’un diadème, une robe de couleur tranchante et traînant sur le sable, provoque avec un rire lascif les passans, tandis qu’à deux pas de là un malheureux se traîne rongé d’ulcères ou d’éléphantiasis.

La population libre de Kano est estimée par M. Barth à trente mille âmes ; le chiffre en est doublé de janvier en avril, dans la période d’activité commerciale, par les étrangers, qui y affluent de très loin, et le nombre des esclaves peut être de quatre mille environ ; il est en général beaucoup moins considérable dans les villes que dans les campagnes. Les Fellani, après avoir assujetti Kano, s’y sont logés dans un quartier à part ; ils se sont adjugé les