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Le premier symptôme de révolte fut, on le sait, le mouvement de Barrackpore (26 et 27 février 1857), et on n’a pas oublié non plus que ce mouvement avait pour motif l’emploi des nouvelles cartouches destinées à la carabine Enfield. L’innovation, qui consistait à frotter de graisse ces cartouches pour en faciliter l’introduction dans l’arme qu’on s’étudiait encore à perfectionner, se produisit malheureusement à une époque où les cipayes, émus par les récits de la guerre de Crimée, craignaient de se voir transportés, soit dans les colonies anglaises, soit même en Russie. La guerre de Perse, où furent employés plusieurs corps de l’armée de Bombay, et les hostilités commencées contre la Chine vinrent confirmer ces rumeurs, et faire décidément croire aux soldats hindous que l’Angleterre avait absolument besoin d’eux en Europe. Or en Europe il faudrait, ou mourir de faim ou manger des substances impures. Donc il était indispensable avant tout de faire perdre leur caste aux soldats qu’on y enverrait. Et quel moyen plus sûr, plus ingénieux, que l’emploi de ces cartouches, où la graisse de vache et celle de porc se mélangeaient de façon à souiller en même temps les lèvres du brahmine, du musulman et même du juif ? L’idée était absurde, mais par cette absurdité même elle s’adaptait aux méfiances inintelligentes des cipayes. Une émeute d’abord réprimée à Barrackpore, une insurrection un moment victorieuse à Meerut, puis les événemens de Delhi, telles furent les conséquences de cette étrange erreur. Lucknow devait tôt ou tard recevoir le contre-coup de ces agitations extérieures. C’est là qu’il faut maintenant nous transporter pour assister au plus curieux épisode de cette guerre, qui sévit encore, et qui a menacé un moment l’existence de l’empire anglo-indien.


III.

Devenue au XIXe siècle la seconde ville musulmane de l’Inde et le centre des études théologiques et littéraires pour les sectateurs du prophète qui habitent la péninsule, Lucknow n’avait d’abord été qu’un simple village. Les vizirs résidaient à Fyzabad. Les cheiks choisirent Lucknow pour y installer le siège habituel de leurs insurrections trop fréquentes et s’y créer un refuge. Ils bâtirent à cet effet une forteresse, la Muchie-Bhaoun[1]. Un jour, las de leurs conti-

  1. De muchie (poisson, — à cause d’une devise emblématique inscrite sur la porte du fort), et de bhaoun, mot sanscrit qui signifie maison.