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principales causes de la révolte des cipayes. Cette opinion est fort accréditée en Angleterre. Elle a eu son écho dans un des meilleurs récits de l’insurrection de 1857[1]. L’auteur, un des principaux représentans de la pressé anglo-indienne, critique rigide et même acerbe de l’administration britannique, champion résolu des ryots opprimés, juge l’armée du Bengale aussi sévèrement que l’avait fait le général Jacob. Il raille comme lui ces superstitions calculées du brahmine qui, lui permettant tout ce dont il tire profit, lui interdisent tout ce qui le gêne. Le brahmine, strictement fidèle aux principes de son culte, ne pourrait être soldat ; il lui est interdit en effet de détruire un être vivant. Il n’en recherche pas moins le service militaire, source de gains et de privilèges. La vache est à ses yeux un animal sacré ; il n’en porte pas moins, plutôt que de marcher pieds nus, des souliers de cuir. Il y a mieux encore : les règles du service interdisent d’admettre au-delà d’une certaine proportion, dans le millier d’hommes qui composent un régiment cipaye, les volontaires appartenant à la caste des brahmines. Ceux-ci, trouvant là un obstacle, l’éludent fort bien en se présentant comme rajpoutes ou kchattryas, ce qui n’entraîne nullement pour ces menteurs privilégiés une déchéance irrévocable.

Le soldat de race aristocratique, le cipaye brahmine, est essentiellement courtois, prévenant, beau parleur. Sa tournure est élégante, ses traits fins et réguliers, sa, tenue fort soignée : il brille aux parades et flatte l’œil du chef qui le commande ; mais quand on en vient à scruter de près les élémens de force réelle que chaque espèce de recrues apporte à l’armée cipaye, le Sikh, le Madrassee tant méprisés prennent leur revanche, et le Ghourka lui-même, ce montagnard nain du Népaul, « le plus laid et le plus malpropre des guerriers connus, » dit M. Mead, offre de bien autres garanties de bravoure, de docilité, de savoir-faire et de dévouement. Avec eux, pas de mécomptes, pas de résistance à contre-temps. Le Sikh, né soldat, tient avant tout à sa réputation militaire. L’adoration de la vache ne vient qu’en seconde ligne. L’armée de Madras est composée en grande partie d’Hindous. Le Madrassee, né presque toujours dans une caste inférieure, n’a pas pour l’eau noire (kalapaouni, la mer) cette horreur mystérieuse que ressent le brahmine, ou qu’il affecte, et que l’on conçoit du reste en songeant que ce dernier, une fois à bord, ne peut plus préparer aucun aliment, et se voit réduit à vivre de légumes secs, de sucre et d’eau plus ou moins fraîche. M. Mead compare le Madrassee au « radical de Sheffield », que tient en petite estime un orgueilleux membre de la pairie (le

  1. The Sepoy Revolt ; its Causes and its Conséquences, by Henry Mead. London, Murray, 1857, 1 vol.