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à croire qu’un caillou barbouillé de rouge doit être adoré comme une puissance créatrice, — bien moins encore s’il a été cordonnier, etc., — il ne saurait trouver place dans les rangs de l’armée du Bengale : on craindrait d’offenser, en l’y recevant, quelque brahmine insolent et paresseux. Que s’ensuit-il ? Un soldat indigène au Bengale redoute bien plus une atteinte portée au privilège de caste qu’une infraction aux règles du code militaire, et le simple soldat demeure investi, par la même raison, d’une autorité incompatible avec toute règle salutaire…

« La trahison, la révolte, les perfidies de tout ordre peuvent se propager indéfiniment parmi les simples soldats, à l’insu de leurs officiers, là où les hommes appartiennent à la même caste d’Indiens, et là où les lois de la caste sont plus respectées que les prescriptions de la discipline. »

Ce dernier paragraphe, imprimé en majuscules dans l’ouvrage anglais, a vraiment, lorsqu’on regarde à la date, quelque chose de prophétique. Il est de 1851. Le général Jacob s’étonne plus loin que, dans les conditions où elle est placée, l’armée du Bengale puisse conserver encore un semblant d’existence. The thing is rollen throughout ! — « la machine est pourrie de part en part, » écrit-il encore en majuscules. Puis, dans un autre chapitre, il oppose à l’indiscipline religieuse des cipayes du Bengale l’esprit beaucoup moins pieux, mais infiniment plus militaire des cipayes de Bombay. « Parmi ceux-ci, un purwarie (caste subalterne) peut arriver, par son mérite, jusqu’au grade de subahdar (capitaine). Au Bengale, on n’en voudrait pas même comme simple soldat, tant on craindrait de contaminer par son voisinage ces dédaigneux gentlemen, messieurs les brahmines. Et tandis qu’au Bengale les officiers, pleins d’égards pour les préjugés de leurs subordonnés, semblent s’attacher à se faire asiatiques, ceux de Bombay au contraire tendent sans cesse à européaniser le soldat hindou. Ils ignorent, de propos délibéré, sa croyance ou son rang social ; ils ne violentent en rien sa foi, mais ils ne la laissent empiéter sur rien de ce qui touche au service. Leur exemple aidant, les soldats eux-mêmes finissent par se dépouiller de leurs superstitions nationales, et le brahmine, couché sur le même lit de camp que le purwarie, ne voit plus en lui que le soldat de l’état, devenu son camarade, sinon tout à fait son égal. »

Dans un ouvrage postérieur, il est vrai, le général Jacob se plaint que les vices de l’armée du Bengale se glissent peu à peu dans celles des autres présidences, et il en accuse les officiers plus que les soldats. L’impression générale qui résulte de ses critiques est celle d’une dégénérescence graduelle dans l’état-major anglais des armées de l’Hindostan. En présence d’événemens qui ont justifié ses plus sinistres prévisions, il est permis de se demander s’il n’a pas mis le doigt sur la plaie, et si l’abaissement moral, l’énergie diminuée, les complaisances excessives de leurs chefs étrangers, ne sont pas les