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à son tour à la monarchie délabrée dont la tutelle lui avait été si onéreuse ? Le devoir de la France n’était-il pas d’ailleurs de défendre l’indépendance de sa propre politique contre les caprices d’une reine aveuglée par la tendresse et l’ambition ? Enfin, dans l’état d’épuisement amené par un demi-siècle de guerres, n’avait-elle pas un intérêt du premier ordre à maintenir les traités qui lui avaient coûté si cher contre l’agitateur irrévocablement résolu à les renverser ? Pour apprécier avec équité la conduite du régent et celle du cardinal Dubois, il faut d’abord résoudre cette question-là et se rendre compte des extrémités auxquelles la France aurait été conduite, si elle n’avait pas résolument rompu avec l’Espagne gouvernée par Alberoni.

Lorsqu’il accepta le testament de Charles II, Louis XIV croyait assurer la paix du monde par l’union de deux grandes nations longtemps rivales, et garantir la prépondérance de la France en donnant la marine espagnole pour auxiliaire à ses armées ; mais ce plan, où la grandeur n’excluait pas la prudence, avait cessé d’être exécutable depuis qu’Elisabeth Farnèse était entrée dans la couche de Philippe V, et que le fils d’un jardinier de Parme gouvernait la Péninsule avec une plénitude d’autorité que n’avait pas possédée Ximenès. Durant dix années, une pensée de tout point contraire à celle de Louis XIV anima le cabinet de Madrid, et s’y produisit d’une manière tellement aveugle et avec des allures tellement passionnées, qu’il devenait aussi impossible de la contredire que périlleux de la combattre.

Noyé dans les tristesses de l’hypocondrie et cachant au fond des bois une vie assiégée par mille fantômes, le petit-fils du grand roi, énervé par une sorte de libertinage conjugal, ne s’appartenait plus à lui-même. Une seule espérance faisait passer quelques éclairs dans la nuit de cette âme désolée, c’était celle de gouverner un jour par lui-même ou par l’un des infans issus de ses deux mariages cette France au génie de laquelle il n’était pas moins étranger par sa nature que par ses habitudes. Les hommes les mieux renseignés sur les dispositions de ce prince, qu’ils aient écrit en français comme Louville, ou en espagnol comme le marquis de San-Felipe, sont unanimes pour attester la persistance de cette pensée, fomentée par la femme qui dominait son esprit et ses sens. Ne supportant pas l’idée de laisser sans couronne et sans grands établissemens les fils qu’elle avait donnés à la caducité prématurée du roi d’Espagne, cette mère, dont l’ambition s’allumait au foyer de ses tendresses, avait fait contre la paix du monde le serment d’Annibal. Afin d’atteindre un but qu’elle ne prenait pas même le souci de dissimuler, elle était résolue à bouleverser tous les traités qui en avaient fixé l’état territorial, en