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eût bien voulu se trouver seul avec Marguerite et sa gouvernante. La contrariété devint plus vive lorsqu’un flot de jeunes officiers de l’indelta envahit la salle.

Ces estomacs septentrionaux ne se contentaient nullement des rafraîchissemens et friandises promenés dans le bal. Ils venaient se réchauffer avec les bons vins d’Espagne et de France, et Cristiano trouva enfin dans leur manière de les déguster un cachet particulier à ces hommes du Nord, qu’il n’avait pu constater jusque-là. Dès lors il remarqua en eux une certaine rudesse de manières et une gaieté plus lourde que celle dont il se sentait capable. Par compensation, la franchise et la cordialité de ces jeunes gens lui furent sympathiques. Tous lui firent fête et le forcèrent de boire avec eux jusqu’à ce que, se sentant un peu monté et craignant de se laisser aller à trop d’abandon, il s’arrêta, admirant avec quelle aisance ces robustes enfans de la montagne engloutissaient les vins capiteux sans en paraître émus le moins du monde.

Aussitôt qu’il put se dégager de leurs amicales provocations, il alla se mettre près de la porte, afin de pouvoir sortir dès qu’il apercevrait Marguerite dans la galerie. Il pensait qu’en voyant cette salle pleine de jeunes gens en train de boire, elle ne voudrait pas entrer ; mais elle vint et entra quand même, et au bout de quelques instans d’autres jeunes personnes vinrent avec leurs cavaliers s’asseoir à d’autres tables, où ceux qui les occupaient s’empressèrent de leur faire place et de les servir. Alors la gaieté devint bruyante et cordiale. On oublia de singer Versailles ; on parla suédois, et même dalécarlien ; on éleva la voix, et les demoiselles burent du champagne sans faire la grimace, et même du chypre et du porto sans craindre de déraisonner. Il y avait là des frères, des fiancés et des cousins ; on était en famille, et les relations entre les sexes avaient une liberté honnête, expansive, un peu vulgaire, mais en somme touchante par sa chaste simplicité. — Voilà de bonnes âmes, pensa Cristiano. Pourquoi diable ces gens-ci, quand ils s’observent, se posent-ils en Russes ou en Français, quand ils ont tout à gagner à être eux-mêmes ? — Ce qui le charmait dans la petite comtesse Marguerite, c’est que précisément elle était elle-même en toute circonstance. Certes Mlle Potin l’avait très bien élevée en la conservant naturelle et spontanée. Elle fut particulièrement agréable à Cristiano en refusant de boire du vin. Cristiano avait des préjugés.

Pendant que l’on babillait et riait autour de Stangstadius, dont la table immobile et toujours copieusement servie était devenue le centre et le but de taquineries qui ne déconcertaient nullement le personnage, Marguerite put raconter à Cristiano, sur un ton de confidence qui ne lui déplut pas, comme on peut croire, que sa tante était toute changée à son égard, et qu’au lieu de la gronder,