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dois vendre sa part de nationalité avec cette impudence, et il chercha à voir les traits de l’homme qui parlait de la sorte ; mais son attention fut détournée par le passage bruyant et incommode d’une figure hétéroclite qui allait de groupe en groupe avec l’activité d’un homme soigneux de faire les honneurs de la fête. Ce personnage était vêtu d’un habit rouge très voyant et très richement brodé, et décoré de l’ordre suédois de l’Étoile polaire. Sa coiffure, beaucoup trop élevée pour l’époque, affectait une frisure triomphante de fort mauvais goût, et ses énormes manchettes de superbe dentelle affichaient plus de luxe que de propreté. Du reste, il était vieux, disgracieux, pétulant, bizarre, un peu bossu, très boiteux et tout à fait louche. Cristiano conclut de ce dernier trait qu’il avait le regard fourbe, et qu’un si malplaisant original ne pouvait être que l’absurde et odieux prétendant à la main de Marguerite.

Pour n’avoir point à se présenter à lui et à soutenir l’usurpation de parenté avec M. Goefle (liberté qu’il s’était permise sans remords et sans danger vis-à-vis du maître d’hôtel), Cristiano s’éloigna discrètement, résolu à errer de salle en salle jusqu’à ce qu’il eût aperçu la jeune comtesse, dût-il se retirer aussitôt après, sans avoir pu lui adresser la parole. Il lui sembla bien avoir été regardé avec une certaine attention par le châtelain bossu ; mais, par une savante manœuvre à travers les personnes qui causaient debout près des portes, il se flatta d’y échapper à temps.

Il se promena quelques instans, je ne dirai pas dans la foule (le local était plus vaste que les hôtes n’étaient nombreux), mais à travers des scènes assez animées, qu’il n’eut pas le loisir d’observer beaucoup. Craignant d’être interrogé avant d’avoir pu joindre celle qu’il cherchait, il passait d’un air affairé et d’autant plus fier qu’il sentait l’audace près de lui manquer. Et cependant, soit curiosité pour un hôte que personne ne connaissait, soit sympathie pour sa belle prestance et sa figure remarquable, dans tous les groupes qu’il côtoyait, il se trouvait des gens disposés à l’aborder ou à bien accueillir ses avances ; mais Cristiano éprouvait une sorte de vertige qui lui faisait interpréter en sens contraire les regards affables et les sourires bienveillans dont il était le but. Il passait donc vite, feignant de chercher ouvertement quelqu’un, et saluant avec une grâce aisée, qui ne lui coûtait rien, les gens qui se dérangeaient devant lui, mais sans trop oser les regarder.

Enfin il aperçut, en revenant dans la galerie dite des Chasses, deux femmes qu’il reconnut aussitôt, l’une pour celle qu’il avait vue au Stollborg une heure auparavant, l’autre pour sa gouvernante ; cette supposition était assez bien fondée sur la toilette modeste, l’air timide et fin, et je ne sais quoi de français répandu dans