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dans le voisinage de Carlisle. Il faisait réparer la chaussure de son cheval usée par la glace, quand un autre voyageur s’arrêta pour le même motif à la même échoppe. La monture de ce dernier était un beau cheval de sang anglais, sellé et bridé avec élégance. Le cavalier était lui-même richement vêtu, botté, éperonné, et tenait à la main une cravache du meilleur goût. Comme il y avait plusieurs chevaux à ferrer, le nouveau-venu exprima d’un air important le désir d’être servi le premier. Cette assurance et cet air hardi attirèrent l’attention de l’Écossais voyageur, qui examina l’étranger de la tête aux pieds. Quel fut son étonnement lorsqu’il reconnut dans le faux gentleman un certain Sandy Brown, qui avait couru le pays avec une troupe de gypsies, et qu’il avait vu plusieurs fois dans la maison de son père ! Arrivé près de l’endroit où il était connu, le brillant cavalier se dépouillait de ses beaux habits, vendait son cheval, reprenait son tablier de cuir, ses vêtemens déchirés, son métier d’étameur, et regagnait sa tribu dans quelque endroit retiré. La facilité avec laquelle les gypsies prennent et quittent différens masques est un des caractères de la race. Ce Sandy Brown, d’accord avec son beau-frère, nommé Wilson, se livrait à un commerce considérable, mais illicite, de chevaux entre l’Écosse et l’Angleterre. Les chevaux volés dans le sud étaient amenés et vendus en Écosse, tandis que les chevaux volés dans le nord étaient placés en Angleterre par l’entremise des gypsies anglais. On raconte dans le comté de Fife un grand nombre d’aventures qui font honneur à l’adresse, sinon à la moralité de Sandy Brown, le chef des gypsies. Il avait observé un jour dans un champ un jeune taureau qui, par je ne sais quel accident, avait perdu les trois quarts de la queue. Brown acheta d’un tanneur une peau de la même couleur que celle du taureau, et avec un art ingénieux fabriqua une fausse queue qu’il sut adapter à celle de l’animal vivant. Après avoir ainsi déguisé sa proie, il l’enleva. Il était en train de charger l’animal sur un bateau à Queens-ferry, lorsqu’arriva en toute hâte un domestique envoyé par son maître à la recherche du ravisseur. Une discussion s’engagea entre le domestique et le gypsy. « Je pourrais jurer[1], disait le domestique, que, n’était cette longue queue, je reconnais bien l’animal qui nous appartient. » Celui-ci allait se livrer à un examen plus minutieux, quand le gypsy tira un couteau de sa poche, et, aux yeux de toutes les personnes présentes, coupa la fausse queue de l’animal, en ayant soin d’emporter un morceau de la réelle, qui saigna abondamment. D’un geste superbe (le geste de l’innocence calomniée), il jeta la fausse queue dans la mer, et, s’adressant alors d’un

  1. Le serment en Écosse est plus ou moins exigé par la justice de la part du plaignant.