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mon entrevue avec les gypsies de l’Essex quelques détails qui étaient de nature à la convaincre que je n’étais point étranger aux mœurs et aux habitudes de la race. La figure de la vieille prit une expression de finesse et de raillerie. « Voudriez-vous par hasard, dit-elle, vous faire gypsy ? — Je n’en suis pas encore tout à fait là. Je sais d’ailleurs que les gorgies n’ont rien à faire avec le sang royal de Pharaon. Je suis un voyageur, je vais çà et là pour m’instruire, et j’aime à rôder dans la contrée en société de ceux qui la connaissent. — Je vois ce que vous voulez, s’écria-t-elle d’une voix emphatique et rauque : je ne suis pas sorcière pour rien. Je suis née dans un buisson [in a thicket) sur cette colline que vous apercevez là-bas (sa main levée désigna une élévation qui se détachait à distance dans la lumière mourante du soleil) ; mais ma mère venait directement de l’Égypte… Vous désirez savoir ce que nous faisons ? » J’avouai que j’étais curieux de connaître la manière de vivre d’une ancienne race à laquelle je m’intéressais. La vieille gypsy me fit entendre d’un geste qu’elle avait besoin de consulter les sages de la bande. Elle revint à moi au bout de quelques minutes. « Nous sommes, dit-elle en prenant un air contrit qui jurait avec le caractère dur et la laideur presque surnaturelle de ses traits, nous sommes une malheureuse race… On nous chasse d’un endroit à un autre. Nous avons été souvent trahis par ceux qui disaient nous vouloir du bien ; mais comme vous avez l’air d’un gentleman (toutes les gypsies ont la langue flatteuse du serpent), nous vous traiterons de notre mieux. Nous ne sommes pas aussi mauvais qu’on le dit, et j’espère que vous ne trouverez rien à blâmer dans nos usages. Nous faisons comme faisaient nos pères : ils ont erré, et nous errons. Vous autres qui êtes nés dans des maisons couvertes, vous trouvez cela singulier ; mais il faut que chacun suive dans ce monde les coutumes de ses ancêtres. Nous sommes tous les créatures de l’habitude. Les Égyptiens ne pourraient pas vivre entre quatre murs comme vous vivez : ils n’ont pas été habitués à cela dès leur enfance. Et puis les loyers sont si chers[1] ! »

La bande se composait d’une trentaine de personnes, hommes, femmes, enfans, vieillards. Les gypsies ne sont pas, comme on l’a dit, une secte de communistes : chaque famille a sa tente, et chaque

  1. On aurait tort de se laisser prendre à ces semblans d’humilité. Tout en ayant l’air d’accepter leur abjection, les gypsies se croient au contraire une race privilégiée. « Plût au ciel, disent-ils entre eux, qu’il n’y eût que des Romany sur la terre ! Les choses iraient beaucoup mieux. » Nous sommes à leurs yeux des gentils, des impurs ; méprisés, ils nous méprisent. « Ne va pas avec les gentils (c’est un de leurs préceptes), n’ajoute point foi à leurs discours : autrement tu finirais par perdre la couleur de ton sang. » Les gypsies sont convaincus que leur genre de vie est très préférable à celui des autres hommes.