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qu’une civilisation ancienne et puissante trouve sage d’accorder à des enfans indociles avec lesquels il faut vivre, et dont on désespère de changer les habitudes. On les laisse planter leurs tentes où ils veulent dans les terres vagues, promener où bon leur semble leur chariot couvert d’une toile, et pourvu qu’ils ne dépassent pas une certaine limite, on ferme volontiers les yeux sur les petits dégâts qu’ils peuvent commettre.

Telle est l’histoire des gypsies de l’Angleterre ; mais c’est leur condition présente qu’on veut surtout connaître, et que j’ai pu étudier en partageant pendant quelques jours leur vie nomade.


II

Les principales tribus de gypsies qui existent aujourd’hui en Angleterre sont les Slanleys[1] qui se rencontrent surtout dans New-Forest ; les Lovells, qui aiment à se rapprocher de Londres ; les Coopers, qui ont choisi Windsor-Castle pour leur quartier-général ; les Hernes, qui regardent les comtés du nord et surtout l’Yorkshire comme leur propriété, et enfin les Smiths, qui se sont attribué l’East-Anglia.

Il est peu de régions plus dignes de l’attention du voyageur que cette partie du Hampshire connue sous le nom de New-Forest. Là règne, dit-on, l’air le plus pur qu’on puisse respirer en Angleterre. Je parcourais ce district à la fin de l’automne, non par raison de santé, mais à la recherche des gypsies, et plus particulièrement des Stanleys, dont je désirais faire la connaissance. Le paysage méritait bien lui-même qu’on s’y arrêtât : des terres vagues ou boisées, sur lesquelles la main de l’homme n’a point marqué de traces, s’encadraient de distance en distance dans de riches cultures, des jardins, des habitations solitaires d’un goût exquis. Le désert, les bois, les richesses d’un sol travaillé et orné par l’art, tout cela formait un contraste agréable à l’œil. La forme de ce paysage s’explique par l’histoire des lieux. New-Forest, du temps de Guillaume le Conquérant, était une région couverte de bois et d’une population clairsemée. Les annalistes prétendent que Guillaume détruisit un grand nombre de villages et d’églises, chassa les habitans et dévasta la contrée, laissant à nu un rayon de trente milles, qu’il mit aussitôt en forêt pour ses chasses[2]. Il en fut puni : le jugement de Dieu s’exerça sur deux de ses fils et sur son petit-fils, qui perdirent la vie

  1. Les Stanleys s’appellent dans leur langue Bar-Engres, c’est-à-dire hommes ou cœurs de pierre.
  2. Voltaire et après lui des écrivains anglais ont mis en doute l’authenticité de ces ravages. Je constate seulement la tradition.