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de la femme. Sa fille, âme pure et naïve, qu’elle a trop longtemps privée de ses caresses, vient lui avouer, toute confuse de bonheur, son amour pour Adrien, et cet aveu la remplit de terreur. Jamais châtiment moral ne fut plus terrible. Les moindres paroles de sa fille lui sont un poison. « Je saurai rendre mon mari heureux, lui dit Emma, et pour cela je n’aurai qu’à vous imiter. » Il lui faut, à cette femme devenue enfin mère, sous peine d’une honte sans nom, briser le cœur de sa fille, et c’est là sa véritable punition. Elle dit à son mari qu’Adrien refuse la main d’Emma, et devant cet inexplicable refus, Dubuisson sent enfin le soupçon entrer dans son esprit et s’y glisser comme un serpent. Une lumière soudaine éclate en lui : d’un regard il embrasse les dix années qui viennent de s’écouler ; un seul instant de réflexion lui rend l’intelligence de petits faits restés inaperçus, de petites choses considérées jadis avec insouciance, et il se réveille épouvanté au fond d’un abîme. Il n’a en main aucune preuve matérielle de l’adultère, il n’en cherche pas. Il fait venir devant lui ceux qui l’ont trahi, et sous la seule pression de son regard, l’amant courbe la tête, la femme tombe à genoux.

Toute cette pièce est empreinte d’une émotion bien sentie ; seulement cinq actes étaient trop, quatre suffisaient. L’exposition, plus condensée dans les deux premiers actes, eût encore augmenté la vigueur des deux derniers. Les Pièges dorés, il y a deux ans, n’étaient qu’une spirituelle esquisse ; l’École des Ménages donne de meilleures espérances. C’est une pièce qu’on ne peut ranger dans la catégorie de celles qu’attaque justement l’académie toulousaine des Jeux floraux. Sans doute son objet n’a rien de bien nouveau, et il y a longtemps que tout le monde connaît cet article du Décalogue : « Tu ne seras point adultère ! » mais l’art, qui peut prendre la morale pour appui et non pour but, n’a pas à forger de nouveaux préceptes, à créer de nouveaux commandemens. Plus l’idée dont il s’empare est commune, plus les développemens dont il l’accompagne comportent de véritables créations. Il n’y a rien de plus vulgaire que la réalité, mais il n’y a rien de plus fécond quand on sait l’interpréter.

Puisque nous en sommes sur ce chapitre, ce qu’il faut remarquer encore dans l’École des Ménages, c’est la manière dont cette morale est exposée. Elle ressort de l’action même ; elle ne s’étale pas, comme chez M. Ponsard, en longues formules didactiques, et ne se débite pas en maximes brutales, en mots à effet, dans la bouche de ce personnage sceptique que depuis un certain temps nous rencontrons dans toutes les pièces où l’on prétend flageller les mœurs contemporaines. Ce singulier personnage, — encore un type ! le gracioso du théâtre actuel ! — joue le plus souvent un rôle épisodique et fait l’office du coryphée antique, à cela près qu’il croit très peu à la morale qu’il est chargé de représenter, et qu’il est le premier à se moquer de lui-même, comme il se moque des autres. Il rend du reste à nos écrivains de signalés services ; il est pour eux une secrète incarnation qu’on ne saurait méconnaître. N’est-ce pas l’homme supérieur de la pièce ? n’est-ce pas le plus spirituel, le plus mordant, le plus défiant, le plus généreux, le plus vaniteux, le plus insupportable ? On veut s’expliquer sa présence, on ne le peut. Tout ce qu’il est permis de voir, c’est qu’il est là pour tirer à l’épigramme et faire parade de son scepticisme. En général rien ne l’indigne,