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bonheur : il avait été profondément blessé de mon départ, et moi, je n’aurais pu lui pardonner peut-être de m’y avoir forcée. L’espèce de sentiment qui nous unissait était comme le duvet de la pêche : une fois effacé, il ne pouvait revenir. Je ne revis plus M. de Mirabeau que deux ou trois fois ; après, il cessa de me demander. Je sais qu’il a, dans les derniers temps, désiré et craint de me rencontrer. S’il eût vécu, j’ignore ce qui serait arrivé… Pauvre malheureux ! il lui en a coûté sa meilleure, je dirai sa seule amie… Je l’aimais et ne le flattais pas. Les vérités désagréables présentées par moi étaient mieux reçues et avaient plus de poids que présentées par d’autres ; il lui en a coûté aussi sa santé et peut-être la vie, car j’étais un grand frein pour lui… Mais si, pour défendre ma cause et mes principes, je dois parler des torts de celui que nous avons aimé, il ne faut jamais confondre M. de Mirabeau avec les hommes ordinaires ; de la fougue de ses passions naissait aussi cette énergie qui produisait de si belles et de si grandes choses. J’ose affirmer que son cœur était bon, qu’il appréciait plus que personne la vertu, et qu’il aimait tout ce qui était grand et beau avec enthousiasme. »


Je ne sais si je me trompe, mais il me semble que les documens intimes qu’on vient de lire ne sont pas sans utilité pour l’appréciation exacte du caractère de Mirabeau. S’il n’y avait en lui que ce gros homme fougueux, sensuel et éloquent, dont l’image est présente à tous les esprits, le genre d’attachement qu’il a inspiré à une personne telle que Mme de Nehra serait, à mon avis, assez inexplicable. Que Mirabeau, à vingt-cinq ans, relégué dans une très petite ville de province, s’introduise auprès d’une jeune femme avec l’agrément d’un vieux mari grondeur et jaloux, qui l’admet, rassuré sans doute par sa laideur ; qu’il séduise cette jeune femme, qu’il l’enlève, que les deux amans, arrêtés, séparés et emprisonnés, s’obstinent dans leur passion à cause des obstacles qu’on lui oppose, et que cette passion s’éteigne ensuite dès qu’elle cesse d’être contrariée, il n’y a rien là qui ne puisse s’expliquer par l’entraînement de la jeunesse et des sens.

Mais que Mirabeau, à l’âge de trente-six ans, avec cette laideur dont la première impression est si vivement constatée par Mme de Nehra, ait pu inspirer à une charmante jeune fille de dix-neuf ans, complètement libre de faire un autre choix, une affection calme, sincère, sérieuse, dans laquelle il n’entre ni sensualité, ni vanité, ni intérêt, car l’affection de Mme de Nehra, trop indulgente dans certains cas, n’est rien moins que servile et cupide, puisqu’on voit cette jeune femme, après avoir partagé cinq ans la vie besoigneuse et tourmentée de celui qu’elle aime, choisir pour le quitter, par un sentiment de fierté blessée, l’époque même où il arrive à la gloire, et par suite à l’opulence ; que Mirabeau ait pu être aimé ainsi, n’est-ce pas là une preuve que la violence de son caractère et de ses passions était en quelque sorte compensée par un grand fonds