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de politique et parcourir les cours étrangères ; il voulut commencer par le Nord, et ses amis lui conseillèrent d’aller à Berlin, où le grand roi régnait encore. Il partit avec sa horde : c’est ainsi qu’il appelait son amie, Coco et un petit chien qu’il m’avait donné et qu’il aimait beaucoup. C’était dans les derniers jours de décembre, il faisait un très grand froid ; mais les saisons ne nous arrêtèrent jamais. Entre Toul et Verdun, on s’avisa de nous tirer plusieurs coups de pistolet dans la voiture. Nous n’avons jamais su si c’étaient des assassins ou des personnes qui voulaient nous effrayer ; ce n’étaient sûrement pas des voleurs. Je ne me permets aucune réflexion sur cet événement ; je le raconte simplement. Il était dix heures du soir. Mirabeau voulut faire une plainte et parler à la maréchaussée ; mais les portes de la ville étaient closes, la maréchaussée, qui doit veiller à la sûreté publique, était enfermée, et les pauvres voyageurs restèrent exposés à l’attaque des brigands. Mirabeau s’arrêta quelques jours à Nancy, à Francfort-sur-Mein, à Leipzig. À Francfort, il eut une intrigue de galanterie ; à Leipzig, il fréquenta des savans, et il fit des connaissances agréables. Cette fois Mirabeau ne voyageait pas en fugitif ; il avait un passeport et des lettres du ministre des affaires étrangères : il fut présenté, suivant l’usage, à la famille royale. Le roi de Prusse, qui ne recevait plus d’étrangers à cette époque, répondit de sa propre main à une lettre que lui écrivit Mirabeau, et lui indiqua un rendez-vous à Potsdam, ce qui surprit toute la cour, et causa beaucoup de jalousie aux Français alors à Berlin.

« Dans ce premier voyage, Mirabeau ne fit rien de remarquable que cette lettre sur Cagliostro et Lavater, qui n’eut pas en France le même succès que ses autres ouvrages, parce que l’on n’y connaît pas autant la secte des illuminés ; il passait une partie de son temps dans des repas d’étiquette ennuyeux. Le matin et le soir, il voyait les personnes qui lui convenaient le plus, entre autres M. Ewald, aujourd’hui ministre d’Angleterre, M. Dohm, dont il estimait le talent et chérissait la personne ; il voyait aussi avec plaisir sir James Murray, dont il est question dans un passage de sa Correspondance.

« Nous ne recevions pas exactement nos lettres de Paris ; les amis de Mirabeau lui avaient mandé plusieurs particularités, entre autres une aventure assez plaisante. L’on avait proposé,.et il était question d’établir une compagnie pour faire les commissions. Les Savoyards mécontens s’étaient rassemblés. L’un d’eux monte sur un tonneau (notez que la manie de faire des motions n’était pas encore à la mode), et il dit à ses compagnons : « Mes amis, on veut nous faire une injustice ; mais, ne nous désolons pas, il y a à Paris un homme qui nous soutiendra : c’est le comte de Mirabeau. Il prend toujours le parti du plus faible contre le plus fort. Depuis peu, il a empêché que l’on ne fît mourir de faim les porteurs d’eau[1]. Il ne fera pas moins pour nous. Allons le trouver tous ensemble. » Effectivement ils se portent tous à l’hôtel de La Feuillade ; ils demandent Mirabeau. L’hôte et l’hôtesse ont beau

  1. Allusion au pamphlet écrit par Mirabeau contre la compagnie des eaux de Paris, qui, en rendant plus facile la distribution de l’eau, diminuait le nombre et le salaire des porteurs d’eau.