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si faux était au contraire si peu dissimulé et je savais si bien lire dans son âme, que toute contrainte aurait été inutile : j’étais tranquille sur ses liaisons parce que j’étais sûre de son cœur. Il eut cependant dans l’été de 1785 une intrigue qui me désola et pensa troubler notre intimité. Mirabeau s’attacha à une femme haute et vaine qui méprisait tout ce qui n’avait pas 100,000 livres de rente. Il avait augmenté sa maison d’un laquais, qui lui était nécessaire pour porter ses billets et se donner un air de magnificence ; il y ajouta un valet de chambre, et malgré mes représentations il prit un carrosse. Mme de *** voyait avec envie notre bonne intelligence. N’osant attaquer l’essentiel, Mirabeau ne l’aurait souffert de personne, elle me chercha des ridicules ; elle trouvait absurde qu’une personne de mon âge n’eût pas de loge à tous les spectacles, ni de mémoire de 20,000 francs chez Mlle Bertin. Un de mes goûts cependant était celui de la toilette. Je déteste autant la magnificence que j’aime une noble élégance dans la mise ; je crois que la parure est nécessaire à une femme, elle tient aux grâces et annonce du goût, le goût annonce de la délicatesse ; je ne sais moi-même comment j’arrange tout cela, mais du physique il me semble que cela s’étend sur le moral ; enfin si j’étais homme, j’aurais des idées très bizarres sur la manière dont ma maîtresse s’habillerait habituellement. Mme de *** touchait donc un endroit sensible : je ne désirais ni diamans ni dentelles, j’aurais voulu peut-être augmenter le nombre de mes robes blanches et renouveler plus souvent mes gazes ; mais je sentais combien l’économie était nécessaire dans nos circonstances, et, puisqu’il faut avouer mes faiblesses, j’eus celle de prendre en aversion la femme qui s’égayait de mes privations, quoiqu’elles fussent assurément bien volontaires. Mirabeau ne m’a jamais rien refusé ; au contraire, il ne trouvait jamais rien d’assez beau pour moi. Des raisons essentielles empêchaient mon ami de rompre son commerce avec elle : je le tracassais, il s’emporta, et nous eûmes quelques disputes, qui se terminaient toujours dans la journée ; il avouait ses torts de si bonne foi, il mettait tant de sensibilité dans le pardon qu’il demandait, que je n’avais pas le courage de bouder longtemps. C’est à l’occasion de cette dame que j’eus un matin un quart d’heure que je n’oublierai de ma vie : nous en avons ri bien souvent après ; mais je souffris un moment tout ce que l’on peut souffrir dans la nature. Mirabeau venait de recevoir une lettre fort significative ; l’écriture de la dame et son cachet étaient très apparens, la lettre était sur la table, le mari entre sans être annoncé. Après un moment de conversation animée sur les affaires publiques, il prend la lettre, la tourne dans tous les sens, la plie en deux et la remet sur la table. Mirabeau s’en saisit à son tour, je crois que c’est pour la mettre dans sa poche, mais point du tout, sa tête n’y était plus ; il était dans les calculs, il ne songeait ni à femme, ni à billet doux : il fait un second pli dans le poulet et le repose de sang-froid à la même place. J’étends le bras pour le prendre, il n’était plus temps, M. de *** s’en était emparé ; il le roulait dans ses doigts. Enfin cette lettre passa alternativement des mains du mari dans celles de l’amant, et de celles de l’amant dans celles du mari, et cela pendant plus de dix minutes, jusqu’au moment où, tremblante, je trouvai le moyen de m’en saisir et de la faire disparaître.

« Mirabeau s’ennuya enfin des calculs et des chiffres ; il désira s’occuper