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pendant ce temps-là ; il s’en occupait peu, à peine allait-il chez ses juges, et il ne marqua aucune surprise lorsqu’il apprit l’avoir perdu. Quelques jours après, il reçut avis que le garde des sceaux cherchait à se venger, et qu’il avait obtenu une lettre de cachet. Cet avis, vrai ou faux, — jamais nous n’avons su la vérité à cet égard, — était assez important pour chercher à se mettre à l’abri du pouvoir despotique d’un ministre offensé. Notre voyage en Angleterre fut donc résolu, et en vingt-quatre heures nous partîmes, emportant le manuscrit, que Mirabeau enrichit encore et fit imprimer à Londres.

« Les Anglais virent Mirabeau avec plaisir ; cependant il ne fréquenta pas la grande compagnie, il s’en tint à quelques amis. Sir Gilbert Elliot, avec lequel il avait été élevé en France, B. Vaughan, MM. Romilly et Bayens furent ceux qu’il vit journellement et qui restèrent toujours ses amis. Il vit aussi très souvent lord Shelburne, aujourd’hui lord Lansdowne, le docteur Price et M. Burke, peu de Français, si ce n’est un certain La Rochette, homme de mérite, quoique un peu singulier. Mirabeau l’aima tendrement ; ils se brouillèrent ensuite, mais Mirabeau conserva toujours pour lui un sentiment distingué. Il me disait souvent : « C’est au moment où je pourrai faire quelque chose de considérable pour La Rochette que je lui écrirai ; il connaîtra alors si j’étais son ami ! »

« Mirabeau avait commencé à Londres une histoire de Genève qui n’a jamais vu le jour, et qui doit se trouver parmi ses papiers ; il fit aussi ses Doutes sur l’Escaut ; il faisait des notes sur le Compte-Rendu de M. Necker, qui lui servirent de matériaux lorsqu’il fit sa réponse à cet ouvrage… Bientôt Mirabeau jugea à propos de m’envoyer à Paris pour faire parler au ministre, traiter de son retour et voir ses gens d’affaires pour en tirer quelques ressources pécuniaires. Mes premières démarches ne furent point heureuses : les amis de Mirabeau n’obtinrent que des réponses vagues ; les miens craignirent que mon attachement ne me fût nuisible. Ils m’avertirent que je courais des risques, et firent leur possible pour m’engager à rompre une liaison qu’ils traitaient d’extravagance. Il y avait longtemps que mon parti était pris, leurs raisons ne m’ébranlèrent pas. Il me semblait toujours que les autres ne mettaient pas la même chaleur, le même empressement que moi lorsqu’il s’agissait de mon ami. Je pris donc la résolution de solliciter moi-même, et j’allai à Versailles, déterminée à n’en revenir que satisfaite. Je vis le baron de Breteuil, que je ne connaissais pas ; je causai longtemps avec lui, j’en fus parfaitement contente. Il me dit de revenir bientôt, qu’il prendrait des informations, et peu de jours après j’eus la satisfaction d’apprendre que Mirabeau pouvait rentrer librement en France. Il ne faut pas demander s’il arriva bientôt : c’était la première fois que nous étions séparés ; il m’avait écrit des lettres passionnées ; il vola dans mes bras à l’instant où il crut pouvoir le faire sans danger. Je lui avais communiqué un projet dont la perspective le transportait. Je croyais que, dans la position où se trouvaient ses affaires, un ou deux ans de retraite lui feraient un bien considérable. Je lui conseillai de s’enfermer, soit à Mirabeau, soit ailleurs, mais à la campagne, d’y demeurer tranquille avec moi, de s’occuper d’un grand ouvrage, de le soigner, et, lorsqu’il serait à sa perfection, de reparaître tout d’un coup avec lui.