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nous écoutions. Quelques mois se passèrent ainsi, nous étions heureux ; mais il plut au Seigneur de m’éprouver, et je succombai à la tentation.

« J’étais encore sans expérience, je ne connaissais pas le monde au milieu duquel je vivais. Mon père était un digne homme, et il y en a beaucoup comme lui. Ceux-là sont pleins de foi, ce sont de vrais chrétiens. Ils ne viennent pas à nous à cause de l’alleluia ou du signe de la croix. Non ; s’ils se retirent du monde, c’est qu’ils y voient régner spirituellement l’Antechrist et tout son funeste cortége, c’est que la mémoire des ancêtres leur est chère. Ce sont les vrais descendans des princes Mychetski[1]. Pour répandre leur foi, ils sont prêts à supporter tout, même la mort. Pourquoi faut-il qu’à côté de ces vrais croyans, on rencontre tant d’hommes aventureux qui ne leur ressemblent guère, et qui mettent en avant toute sorte d’idées pour en tirer profit ? Au fond ils ne croient pas plus à l’ancienne foi qu’à la nouvelle, ils ne croient à rien. Cependant on les écoute et on les suit ; la foule est toujours et partout la même.

« Un de ces hommes vint pour notre malheur dans le village. C’était un de nos colporteurs d’images et de livres saints ; il courait d’un lieu à l’autre et débitait en secret sa marchandise aux vieux croyans. Ce commerce-là est assez lucratif ; mais, pour y réussir, il faut savoir jouer toute sorte de rôles. Andriachka (c’était le nom de mon nouvel ami) semblait fait exprès pour cette profession. C’était un garçon adroit et déluré, qui avait exercé déjà je ne sais combien de métiers ; il avait même été attaché à une troupe de comédiens. Il récitait des pièces de vers dans lesquelles il était ordinairement question de la vie que mènent nos ermites. Avec nous, il riait de tout cela ; mais les autres le traitaient avec respect. Voilà l’homme avec lequel je me liai pour mon malheur. Chaque fois qu’il venait, il m’entraînait avec lui, et nous courions le pays. Peu à peu il me fit prendre goût au tabac et à l’eau-de-vie. Lorsque ma femme et ma vieille mère s’aperçurent de mon changement de conduite, elles m’accablèrent de reproches ; mais l’influence de mes penchans vicieux était devenue irrésistible. Les scènes qui m’attendaient à la maison me la firent prendre en dégoût, et un beau jour je réunis tout mon argent pour rejoindre Andriachka, qui se trouvait dans un village voisin, et m’associer à son commerce.

« Je pris bientôt toutes ses habitudes, et jouai mon rôle en public aussi bien que lui. On me croyait un vrai saint, et dans mon particulier, que Dieu me le pardonne ! je vivais comme le dernier des mécréans. Seulement je savais bien cacher ma vie, surtout aux yeux des dévots. Ma réputation se répandit jusqu’à Moscou, et un riche marchand, qui habitait cette ville, me fit dire qu’ayant appris mon zèle pour la vraie foi et ma prudence, il était disposé à me charger de servir notre sainte cause dans un gouvernement éloigné, où nos frères ont beaucoup à souffrir. À cette fin, il me proposait d’y tenir une auberge qui leur servirait de point de réunion et de refuge. Comme nous n’avions pas fait fortune, je parlai de l’affaire à mon compagnon, qui me décida à l’accepter. Le marchand m’envoya l’argent nécessaire, et je m’établis aubergiste dans une ville du pays. »

  1. Cette famille a fourni plusieurs chefs aux vieux croyans. Le premier seigneur de ce nom qui figure dans leur histoire se retira dans les forêts du gouvernement d’Arkangel, au commencement du xviie siècle.