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l’habitude du respect se terminer le règne semi-séculaire marqué pour elle par une longue suite d’abaissemens et de sacrifices. Décimée par la guerre, ruinée par les dépenses sous lesquelles il fallait masquer et la misère publique et sa propre déchéance, elle se voyait en province primée par les intendans et les magistrats, et ne possédant plus que des privilèges sans pouvoirs ; elle était à la cour, par ses besoins sans cesse croissans, placée dans l’étroite dépendance de secrétaires d’état tous issus de la bourgeoisie, dont ils conservaient les préventions lors même qu’ils en perdaient les habitudes. Cette noblesse toute militaire était d’ailleurs dans la plus complète ignorance des élémens de la vie publique. Respectant du fond de son cœur l’absolu pouvoir de la couronne, elle aurait considéré comme sacrilège la pensée de le limiter, en réclamant pour elle-même une participation à l’autorité législative analogue à celle que l’aristocratie française avait obtenue dans d’autres temps, ou telle qu’elle s’était organisée en Angleterre sous des formes d’une efficacité respectueuse. Les esprits les plus avancés de ce temps dans les voies de l’indépendance n’allaient pas dans leurs rêves au-delà de la création de quelques conseils revêtus d’attributions purement consultatives. Lorsque du vivant du roi son oncle il arrivait au duc d’Orléans, dans des boutades sans conséquence pour l’avenir, d’invoquer les exemples de l’Angleterre et d’envier la liberté dont on jouissait dans ce pays, le confident de ses fantaisies frondeuses s’indignait que « le petit-fils d’un roi de France pût se complaire dans d’aussi insolens procédés, que lui, sujet, qui n’avait aucun droit au trône, trouvait pour son compte scandaleux et extrêmement punissables[1]. »

Étrangère à toute ambition politique, l’aristocratie française consumait donc ses forces dans une lutte stérile contre elle-même. La noblesse de province jalousait celle de la cour, seule admise à combler par les profusions royales les brèches faites à sa fortune. À la cour, une lutte, où la frivolité le disputait à la violence, était ouverte entre les hommes de qualité, les ducs et pairs, les légitimés et les princes du sang. Vingt familles ducales, dont plusieurs devaient leur élévation à des services de date récente et de nature équivoque, s’étaient donné l’étrange tâche de constituer un corps politique sans attributions, n’aspirant qu’à conquérir le droit d’opiner la tête couverte aux séances du parlement et celui d’être salué à l’appel de leur nom par le premier président. Lorsque les légitimés, pourvus d’un rang intermédiaire entre les ducs et les princes du sang, étaient parvenus à obtenir les honneurs du bonnet et le droit de traverser le parquet en ligne diagonale, la pairie avait cru

  1. Mémoires du duc de Saint-Simon, édition 1853, t. XXIII, p. 8.