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vert ; ce n’est guère son habitude en voyage. D’ailleurs il est allé chercher fortune au château neuf ; autrement je l’eusse rencontré dans mon exploration du vieux château. Et puis je n’ai jamais compté sur ce camarade-là pour la moindre assistance. S’il a trouvé, dans une cuisine quelconque, un coin pour s’attabler, je suis bien sûr qu’il ne songe guère à moi, et j’ai fort bien fait de songer à moi-même. C’est égal, si par hasard il revenait dormir ici, il ne faut pas que le pauvre diable gèle à la porte de ce manoir.

Cristiano alla rouvrir la porte du préau, que Ulph n’avait pas manqué de refermer après l’arrivée de M. Goefle, et il revint avec la résolution bien arrêtée de se mettre à table n’importe avec qui, de gré ou de force. — C’est mon droit, se disait-il encore ; la table est vide, et j’apporte de quoi la remplir agréablement. Si j’ai ici un compagnon, pour peu qu’il soit aimable, nous ferons bon ménage ensemble ; sinon, nous verrons qui des deux mettra l’autre dehors.

En devisant ainsi, Cristiano alla voir si on n’avait pas touché à son bagage. Il le trouva rangé dans le coin où il l’avait caché et où personne ne l’avait aperçu. Il examina alors la malle, la valise, et les effets de M. Goefle épars sur des chaises, le linge bien plié, tout prêt à être emporté dans quelque armoire, les habits étendus sur les dossiers des siéges pour se défriper ; enfin la valise vide, sur le couvercle de laquelle il lut ces mots : « M. Thormund Goefle, avocat à Gevala et docteur en droit de la faculté de Lund. »

— Un avocat ! pensa l’aventurier. Eh bien ! ça parle, un avocat ! ça doit toujours avoir un peu d’esprit ou de talent. Ce me sera une agréable compagnie, pour peu qu’il ait le bon sens de ne pas juger l’homme sur l’habit. Où peut-il s’être fourré, cet avocat ? C’est quelque invité aux fêtes du château de Waldemora, qui, comme moi, aura trouvé la maison pleine, ou qui, par goût, aura choisi ce romantique manoir pour son gîte, ou bien plutôt c’est l’homme d’affaires du riche baron, car en ce pays de castes et de vieilles haines les bourgeois ne sont peut-être pas invités à se réjouir avec les nobles. Que m’importe ? L’avocat est sorti, voilà ce qu’il y a de certain. Il aura été causer avec l’ancien régisseur, ou bien il est dans cette chambre à deux lits dont on m’a parlé, et dont je ne vois point la porte. La chercherai-je ? Qui sait s’il n’est pas couché ? Oui, voilà le plus probable. On aura voulu le servir, il aura refusé, se contentant de confitures et ne souhaitant que son lit. Qu’il dorme en paix, le digne homme ! moi, je m’arrangerai très bien de ce grand fauteuil, et si j’ai froid… parbleu ! voilà une magnifique pelisse fourrée et un bonnet de voyage en martre zibeline qui me garantiront le corps et les oreilles. Voyons si j’y serai à l’aise ! — Eh oui, fort bien ! pensa Cristiano en endossant la pelisse et en coiffant le bonnet. Quand je songe que j’ai travaillé dix ans à des choses sérieuses pour