Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 15.djvu/510

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

demora (propriétaire, comme on l’a vu, du château neuf et du vieux donjon), qui avait donné, une fois pour toutes, les ordres les plus précis à son nouvel intendant pour qu’il fût pourvu largement au bien-être du vieux et fidèle serviteur de sa maison.

Ulph aimait à bien vivre, et, remarquant que son oncle renvoyait, par discrétion et par esprit d’ordre, le superflu des provisions qu’on lui apportait du château neuf, il s’était arrangé pour tout recevoir sans l’en avertir. Il avait donc un certain coin mystérieux dans la cuisine où il cachait ses richesses gastronomiques, et une certaine petite cave, creusée dans le roc, bien fraîche en été, bien tiède en hiver, où s’amoncelaient, derrière certaines tonnes vides, des bouteilles de vieux vins, objets d’un grand prix, à coup sûr, dans une contrée où la vigne est une plante de serre chaude.

Ulph n’était pas cupide ; c’était un honnête garçon qui, pour rien au monde, n’eût fait argent des présens du baron à son oncle. Même il avait le cœur bon, et quand il pouvait retenir un camarade, il lui faisait part mystérieusement de ses dives bouteilles, heureux de ne pas être forcé de boire seul, ce qui rend l’ivresse triste. Cependant l’apparition, non pas d’une ourse, comme le croyait Nils, mais d’un fantôme lamentable dans le donjon, était une chose trop avérée pour que le pauvre Ulph pût garder un seul convive après le coucher du soleil. Alors il prenait le parti de s’achever, pour se donner du cœur, et c’est alors que lui apparaissaient les méchans trolls et les stroemkarls, qui tâchent d’emmener leurs victimes dans les cascades pour les y précipiter. C’est probablement pour ne pas être tenté de les suivre que le judicieux Ulphilas buvait jusqu’à perdre entièrement l’usage de ses jambes. Il y avait bien dans la nombreuse suite du baron des laquais esprits-forts et cosmopolites, qui ne croyaient à rien ; mais Stenson les haïssait tous plus ou moins, et son neveu Ulph partageait ses antipathies.

Donc Ulphilas Stenson avait de quoi faire bonne cuisine à M. Goefle, et il n’était pas maladroit pour frire et rôtir. Après tout, la gaieté de l’avocat l’avait un peu ranimé, et il se promettait de faire une bonne petite causerie en le servant ; mais ses idées riantes furent tout à coup troublées par des bruits étranges : c’était comme des frôlemens furtifs dans l’épaisseur des murs, comme des craquemens dans les boiseries ; vingt fois la poêle lui tomba des mains, et il y eut un moment où il lui sembla si bien que ses soupirs de terreur avaient un écho moqueur derrière lui, qu’il resta trois bonnes minutes sans oser respirer, et encore moins se retourner.

C’était là la cause de son peu d’activité dans la confection de ce repas tant désiré. Enfin, ayant, tant bien que mal, parachevé son œuvre, il descendit à la cave pour chercher le vin. Là de nouvelles